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vers la liberté que s’il remonte en sens contraire de la civilisation. N’y comptons pas.

En théorie Saint-Simon n’est pas plus libéral qu’il ne l’est quand il considère les faits. L’individu pour lui n’est nullement sacré ; c’est l’association qui est sacrée. Le contrat social n’a point du tout pour but de maintenir la liberté. « En aucun cas le maintien des libertés individuelles ne peut être le but du contrat social. » Le but du contrat social c’est de faire l’individu plus heureux, et non plus libre. Le but du contrat social c’est défaire une association assez bien ordonnée pour que les individus y soient en sécurité et en paix. Ne vous flattez donc pas d’avoir le droit de faire ce que vous voudrez sans nuire à personne, selon la formule, et par exemple de ne rien faire, et de « rester les bras croisés dans l’association. Un tel penchant doit être réprimé sévèrement partout où il existe. » Votre droit ne consiste « qu’à développer sans entraves et avec toute l’extension possible une capacité temporelle ou spirituelle, utile à l’association. » — On ne peut pas nier plus ouvertement la liberté individuelle, et l’on ne peut pas la tenir plus formellement pour une séduction de l’égoïsme, digne de mépris et de répression.

Du reste, comme feront plus tard à peu près tous les socialistes, Saint-Simon remarque, ce qui en son temps est prévoir, que les masses populaires ne s’intéressent nullement à la liberté : « Les discussions sur la liberté, qui agitent beaucoup la classe moyenne, sont devenues à peu près indifférentes à la classe inférieure, parce qu’elle sent très bien que, dans l’état actuel de la civilisation, l’arbitraire ne peut jamais porter sur elle. » La seconde partie de cette observation est tout à fait fausse, et personne n’a plus d’intérêt que les petits à ce qu’il y ait le moins d’arbitraire possible dans une société ; mais la remarque de fait est très juste, et prophétique.

Saint-Simon ne serait donc nullement gêné par son libéralisme ou son individualisme, comme Fa été Proudhon plus tard, pour accepter les idées socialistes et leurs conséquences. Mais les a-t-il eues, au moins en puissance ? On peut discuter. Sur la question de la propriété il y aurait le pour et le contre. Saint-Simon semble tenir essentiellement à la propriété individuelle. Il dit nettement : « La législation doit assurer le libre exercice de la propriété. » Il dit encore : « C’est de la conservation ou du droit de propriété que l’existence de la société dépend » ; et nulle part dans ses œuvres on ne voit qu’il considère la disparition de la propriété comme possible. La question ne semble pas s’être posée pour lui. Il y a même en ceci une contradiction avec ce que nous avons vu de lui plus haut. Celui qui n’admet pas le