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Peut-être y aurait-il lieu de se demander d’abord s’il n’est pas utile ou même indispensable, que les jeunes gens s’exercent à écrire dans une langue autre que leur langue maternelle. Certes il convient qu’ils prennent de bonne heure l’habitude de composer, de donner forme à leurs idées, de les exprimer et de les développer en français. Mais ils ne peuvent encore se rendre compte de la valeur des mois. Le premier qui se présente à leur esprit est le bienvenu, aussitôt accueilli. Ils deviennent ainsi peu à peu incapables de tout travail de recherche et de comparaison ; ils s’accoutument à une sorte de facilité banale et sans choix : or écrire, cela consiste précisément à choisir entre les mots. Ce travail de recherche s’impose à qui est obligé de puiser dans un vocabulaire qui ne lui est pas familier. En courant après l’expression qui lui échappe, en faisant appel à ses souvenirs, en empruntant à ses lectures, ce que le jeune homme apprend, c’est cet art d’écrire difficilement qui est tout l’art d’écrire. On objecte qu’il arriverait au même résultat en se bornant à faire des thèmes dont on voit assez l’utilité immédiate, et sans se condamner à des exercices qui l’obligent à penser en latin. Mais le thème n’enseigne que l’équivalence des tournures et des mots ; il ne laisse à l’imagination aucune liberté, à l’esprit aucune initiative ; et d’ailleurs, si nous éprouvons de la difficulté à penser dans une langue qui n’est pas la nôtre, cela même est profitable et contribue à donner à l’esprit de la souplesse et de la vigueur. On dit encore qu’on pourrait attendre d’une langue vivante les mêmes avantages et qu’il suffirait de faire écrire les écoliers en allemand ou en anglais. Mais c’est là justement ce qui est en cause, et nous sommes ainsi ramenés à la question du latin.

Et d’abord pour apprendre le latin, est-il nécessaire d’écrire en latin ? La réponse ne fait pas doute. Il suffit de raisonner par analogie avec les langues étrangères. Apprendre une langue étrangère, c’est apprendre à la parler. Tout le monde est ici d’accord et il n’y a pas deux méthodes. Voulez-vous savoir l’allemand ou l’anglais ? exercez-vous à la conversation, passez, si vous le pouvez, la frontière ou le détroit, respirez l’air du pays ; alors seulement vous pourrez comprendre un article de journal ou la page d’un écrivain, saisir les finesses de l’un et goûter les beautés de l’autre. C’est d’après ce principe qu’on avait essayé, dans les écoles du moyen âge et dans l’ancienne Université, de maintenir le latin comme une langue vivante et qui continuait d’être parlée soit par les maîtres dans leur enseignement, soit par les élèves dans leurs conversations. Le système apparemment présentait plus d’inconvéniens que d’avantages. On ne |ressuscite pas une langue morte. Mais quand les langues ne se parlent plus, ce qu’on peut faire, en guise de les parler, c’est de les écrire. — Au surplus l’expérience scolaire est ici assez significative. Si les meilleurs élèves des lycées, après des années qu’on a passées à leur enseigner le grec, à leur faire