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d’après lesquelles s’agencent ces mots. Ou plutôt sous les mots et dans les tours, ce qui vit c’est l’esprit même d’une race. Passant de la langue à la littérature, il ne nous sera que trop aisé de montrer que l’esprit latin a véritablement façonné toute notre littérature.

Peut-être conviendrait-il d’écarter d’abord quelques écrivains qui chez nous appartiennent plutôt à la culture grecque. Le nombre n’en est pas si grand et ils se distinguent tous par des traits nettement caractérisés. Leur exemple nous servira au surplus pour établir quelle empreinte laisse sur l’esprit le commerce avec une de ces grandes littératures antiques. Au XVIe siècle, Montaigne et Calvin sont latins, mais Rabelais et Amyot sont tout pleins d’hellénisme. Ce que Rabelais a emprunté aux Grecs, ou peut-être ce qui fait qu’il est de leur famille, c’est d’abord la fécondité et si l’on peut dire l’énergie plastique de son imagination. Lui seul chez nous a eu ce don de créer des mythes, et lui seul a ressuscité la fantaisie d’Aristophane. On a coutume de louer l’abondance de son style ; on en admirerait plus justement encore la variété. Celui-là sait prendre tous les tons, donner une expression et une forme à tous les aspects de la vie. Pour ce qui est d’Amyot, sa phrase nonchalante est en contraste avec celle des écrivains de la même époque : telle en est la liberté d’allures et tel le charme qu’elle en arrive à donner au style du rhéteur grec un air de bonhomie. Au XVIIe siècle si Corneille est Romain, Racine est Grec ; et sans doute l’influence de l’hellénisme ne se traduit pas seulement chez lui par la pureté du goût, par le fondu des nuances dans le style ou par l’harmonie qu’il est arrivé à mettre entre tant d’élémens disparates dont est faite sa tragédie. Mais s’il a su faire parler si naïvement la passion, et retrouver sous toutes les corrections et les retouches, celles des usages et celles de la religion, la nature, n’est-ce pas parce que cet élève des jansénistes s’était mis aussi à l’école des Grecs, de ceux-là seuls qui ont traduit dans leur art la vérité de la nature dégagée de tout ce qui est pour la fausser ou pour la masquer ? Bossuet est Romain, mais Fénelon est Grec ; et jamais on ne saura trop louer la grâce insinuante, la souplesse et la perfection de son art. Au XVIIIe siècle, alors que la poésie se mourait d’élégance convenue et d’emphatique solennité, il suffit à André Chénier d’avoir retrouvé, par instinct de naissance, par affinité d’esprit et parti pris d’études, la tradition de l’hellénisme, pour ranimer du coup cette poésie languissante et cette langue anémiée. C’est ainsi que, pour avoir pénétré le sens de l’antiquité grecque, ces privilégiés ont pu mettre dans leur œuvre personnelle des qualités de naturel et d’aisance, de liberté et de vie, où on les reconnaît tout de suite.

Pour ce qui est de l’élément latin, on voudrait pouvoir l’isoler de l’élément français, afin d’apprécier quel a été son apport dans notre littérature. Mais à vrai dire, depuis que nous avons une littérature, jamais elle ne s’est développée en dehors du latinisme. On peut consulter