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classes n’existent pas dans la grande République, je répondrai que c’est là une erreur. Outre les distinctions brutales établies par le plus ou moins de dollars, on y découvre vite une infinité de nuances que créent l’origine, le milieu et l’éducation. Pour bien connaître l’Américaine, il ne faut pas s’en tenir à regarder telle ou telle étoile errante : il faut fréquenter la meilleure société de Boston, de New York, de Philadelphie ; il faut parcourir les États du Sud tant éprouvés par la guerre ; il faut pousser jusqu’aux fermes lointaines de l’Ouest ; il faut enfin chercher la femme aux coins si écartés les uns des autres de ce continent formé, — sans compter les territoires, — de quarante-quatre États dont nul n’est aussi petit que la Suisse, dont quelques-uns sont plus vastes que la France. Porter sur elle un jugement absolu sans cette enquête préalable est presque aussi absurde que d’apprécier à la légère l’Européenne. Les Américains du Nord et du Sud, de l’Est et de l’Ouest, n’ont en commun que certains traits qu’ils doivent à l’éducation publique et à l’habitude de la liberté. J’ai pensé que le meilleur moyen de souligner les différences serait de noter fidèlement mes observations faites au jour le jour durant un voyage de plusieurs mois, — observations de femme sur tout ce qui touche la condition des femmes.

Le moment est favorable puisque la grave question de l’extension du droit de suffrage à un sexe qui déjà possède tant de privilèges se discute plus que jamais devant la législature de l’Union. Depuis longtemps, on le sait, les femmes sont autorisées à voter dans le Wyoming ; depuis 1889, elles ont obtenu dans le Kansas le droit de suffrage municipal ; il en est de même, je crois, au Colorado ; dans la moitié des autres États, elles donnent leurs voix pour tout ce qui concerne les écoles, l’instruction publique. Maintenant il dépend de leur volonté d’avancer bien au delà. Imprudemment dirigée, la question des femmes pourrait devenir embarrassante au même degré que celle de l’immigration ou celle de la couleur, et si sage que l’on soit, on ne s’arrête guère en chemin ! Étudions-la donc au beau moment. Du reste les notes qui suivent, quoique prises à bâtons rompus, auront peut-être le mérite de jeter quelques lueurs sur la destinée future de notre vieux monde. Le nouveau lui a jadis emprunté beaucoup de bonnes choses ; il lui en rend beaucoup d’autres où le bien et le mal sont étrangement mêlés.


I. — TYPES ET APPARENCES

Sur le bateau qui me porte du Havre à New York, la société américaine se trouve représentée en abrégé, prêtant d’ailleurs à