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au lac sont bordées d’habitations charmantes quand elles ne sont pas prétentieuses et bizarres. C’est un mélange de tous les styles qui ne ressemble pourtant à rien de connu, un compromis entre le château et le cottage, une confusion ingénieuse où les discordances aboutissent parfois à l’harmonie. Devant ces porches pittoresquement irréguliers, ces pignons à tourelles, ces piazzas remplies de fleurs on se dit que, si l’habitant ressemble à sa coquille, les gens de l’Ouest sont calomniés ; ils ont au moins de la fantaisie. On franchit le seuil : de bons tableaux couvrent les murs, même dans les maisons qui ne recèlent pas des collections considérables ; partout des tapisseries anciennes, des meubles précieux… Ne tirons pas de là une conclusion trop prompte. Sans doute la plupart des heureux propriétaires de ces choses s’en remettent encore au goût de l’architecte ; mais il est certain néanmoins que leur éducation se fait, qu’ils apprennent à comprendre ce qui est beau en le possédant. Leurs femmes contribuent aussi pour une grande part à les éclairer. Nombre de gens riches se sont mariés hors de Chicago ; de même les Romains enlevèrent les Sabines. Dans une somptueuse maison de Prairie Avenue, la maîtresse du lieu me dit, en m’invitant à un lunch et en me nommant toutes les dames qui devaient y assister : — « Aucune d’elles n’est de Chicago, bien qu’elles y tiennent toutes le haut du pavé. » — Oserai -je dire que trois ou quatre des plus aimables parmi celles que j’ai rencontrées ailleurs étaient simplement indigènes ? Oui vraiment, il y a de tout à Chicago ; des parvenues au verbe haut, à l’apparence commune, et des femmes aussi distinguées de visage, de toilette et d’esprit que si elles étaient nées dans l’Est, des intérieurs esthétiques où l’on parle d’art, de littérature, etc., et des usines pareilles à des forteresses côtoyant d’autres montagnes de granit qui chaque jour, vers six heures, vomissent des milliers de gens d’affaires dans les rues les plus sales du monde ; des palais de millionnaires et des échafaudages de bureaux d’où vous tombez du quatorzième ou même du vingtième étage, étourdi par la vitesse vertigineuse de l’ascenseur ; des parcs superbes et des terrains vagues désolés ; des caravansérails aux murs d’onyx et aux pavés de mosaïque comme l’Auditorium (qui loge par surcroît un théâtre magnifique) et des huîtreries, des cabarets, des brasseries, oyster houses, wine rooms, beer saloons, appropriés à tous les goûts, même les plus ignobles. Il y a des massacres de bétail qui défient tous les assommoirs, des stockyards où les amateurs de carnage vont voir couler par torrens le sang des cochons, et il y a de grands bouchers qui sont en même temps les plus grands de tous les philanthropes. Voir l’Institut Armour, cette école modèle des arts et métiers à laquelle