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institutrices, étudians, ecclésiastiques, mères de famille contentes de donner au moins quelques momens à la crèche qui soulage tant d’autres mères. Ces messieurs me disent simplement qu’ils ont pris pension à Hull-House pour trois ou quatre semaines. Ils parlent sans le moindre orgueil de la tâche qu’ils poursuivent et qui n’a rien de facile : inspirer confiance à des êtres aigris ou ensauvagés, se rendre compte de leurs besoins, les aider à se suffire. Évidemment on les étonnerait, on les embarrasserait en leur exprimant de l’admiration pour ce qu’ils jugent tout naturel.

Après dîner nous passons dans le parloir où, pendant une demi-heure environ, la conversation roule sur les sujets les plus variés, voyages, beaux-arts, etc. Je cause avec un bibliophile qui connaît toutes nos éditions de luxe et commande ses reliures à Paris. Il est beaucoup question de la France. Là, comme ailleurs, je sens que nous n’occupons pas le premier rang. On nous accorde d’avoir tout trouvé, tout inventé, tout commencé, quitte à nous laisser distancer ensuite par des intelligences plus profondes et des volontés plus persévérantes ; on nous témoigne beaucoup de sympathie, mais l’estime n’entre pas à dose égale dans des jugemens portés avec une extrême politesse d’ailleurs. Nous sommes toisés d’après les révélations de nos romanciers que l’on place très haut au point de vue purement littéraire, en affectant de n’avoir lu que celles de leurs œuvres qui sont les moins répréhensibles quant à la morale : de Paul Bourget on loue André Cornelis, Cosmopolis et ses Essais de psychologie ; de Maupassant un choix de nouvelles très bien traduites, paraît-il, par Bunner, qui excelle lui-même dans les histoires courtes. Pierre Loti est, comme lui, connu par les traductions, ce qui me fait répondre avec quelque impatience qu’on ne le connaît pas du tout. Cette remarque est à peine comprise, car la forme importe en Amérique beaucoup moins que le fond, même aux yeux des gens qui se disent artistes. Alphonse Daudet pourtant réunit tous les suffrages. On classe Sapho, non seulement parmi les beaux, mais parmi les bons livres.

Un bruit étouffé de pas et de voix n’a cessé de se faire entendre dans le vestibule. Huit heures sonnent ; nous retournons tous dans la salle à manger qui s’est transformée en salle de conférence. Un rideau tiré découvre une plate-forme et devant elle les bancs et les chaises sont occupés déjà. L’élément qui domine (est (cosmopolite : beaucoup de ces juifs russes que j’ai rencontrés déjà, hâves, barbus, aux pommettes saillantes ; leurs yeux noirs, tristes jusqu’à la désolation ou ardens comme ceux de loups affamés,