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Voilà qui est grave, et qui pourrait bien marquer la fin de la période héroïque de la nouvelle poésie provençale : gare à la férule !

Mais en ce temps-là quel attrait pour des poètes que le maniement libre de cet idiome sonore et rajeuni, matière plastique et brillante qui allait docilement recevoir leur empreinte individuelle ! Comment se défendre du désir de faire du vieux neuf dans cette noble langue qui avait eu des malheurs, devant la richesse de ses archives littéraires ? Comment résister surtout à la tentation de créer des épithètes et des verbes, devant la flexibilité de ses riches suffixes et en l’absence de tout Malherbe ? Aubanel n’y résista pas plus que ses compagnons et peut-être même moins qu’eux. Quand il écrit, par exemple : l’ideau tant rava (l’idéal tant rêvé) ; li pibo saludarello (les peupliers salueurs) ; l’aubre cantadis (l’arbre chanteur) ; un ange vouladis (un ange qui volète) ; la foulo mouvedisso (la foule mobile), et autres alliances de mots, d’ailleurs heureuses en général, il donne raison à M. Alphonse Daudet. Non ! Aubanel ne parlait pas cette langue avant de l’écrire, pour l’excellente raison qu’on ne l’a jamais parlée ni en Avignon ni ailleurs. Mais on l’entend assez aisément à l’aide de la langue vulgaire, et qui voudra mordre y morde ! Et au fait on ne parlait ni le dorien composite de Pindare sur l’Agora de Thèbes, ni le latin littéraire d’Ennius aux camps et au forum, ni le vulgaire illustre de Dante dans les rues de Mantoue ; et les Trophées de M. de Heredia seraient presque aussi peu compris aux Halles que les odes de Ronsard. En étirant et ployant leur langue, qui est aussi une langue française, selon la remarque de M. Jules Simon, les félibres sont donc dans leur droit : reste à trouver un public qui les lise dans leur texte, et non dans leurs traductions. Mais c’est affaire à eux de le recruter par leurs félibrées, comme Jasmin y avait à peu près réussi par ses milliers d’infatigables récitations.

Quant au « mouvement de Mistral », dans lequel Aubanel fut pris, tâchons de dissiper au passage une équivoque fâcheuse. L’auteur de Mireille, dans ses manifestes et dans tous ses poèmes, depuis ses premières pièces des Prouvençalo jusqu’à la préface des Iles d’or et aux innombrables articles du Trésor du félibrige, a éloquemment, en gros ou par le menu, payé ses dettes envers tous ses devanciers, depuis les troubadours jusqu’à Jasmin. Mais certains de ses admirateurs très imprudens, — mieux vaudrait un sage ennemi, — et qui ont dû maintes fois mettre au supplice sa mâle franchise, ont cru, dans leur ignorante badauderie, ou ont tenté d’accréditer, par le plus faux des calculs, que la nouvelle poésie provençale était, pour employer l’expression ironique d’Aubanel, une sorte de « génération spontanée ». Rappelons