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O douce Vénus d’Arles ! ô fée de jeunesse ! ta beauté qui rayonne en toute la Provence fait belles nos filles et nos gars sains ; sous cette chair brune, ô Vénus ! il y a ton sang, toujours vif, toujours chaud. Et nos vierges alertes, voilà pourquoi elles s’en vont la poitrine découverte ; et nos gais jouvenceaux, voilà pourquoi ils sont forts aux luttes de l’amour, des taureaux et de la mort, et voilà pourquoi je t’aime, — et ta beauté m’ensorcelle, — et pourquoi, moi chrétien, je te chante, ô grande païenne[1] !

Imaginez le poète déclamant, un beau soir, cette ode dans la prestigieuse sonorité de son idiome, parmi les ruines mêmes d’où surgit jadis la Vénus, près des deux colonnes de marbre encore debout sur le podium du théâtre grec d’Arles, avec le silence ami de la lune, devant la foule muette, tel que M. Mistral nous le montrait un jour, chez lui, dans une gravure de M. Maurou qui fixa le souvenir de la fête, et vous comprendrez le pieux enthousiasme des félibres pour la Vénus d’Arles. Nous oserons ne pas le partager tout entier ; à la fin près, la pièce n’est, en somme, qu’un poncif habile, et, Vénus pour Vénus, combien nous préférons, pour la sincérité de l’accent, en dépit ou à cause même de son âpreté, cette Vénus d’Avignon qui ouvre le recueil et qui a pour refrain : « Ne passe plus, car tu me fais mourir, ou laisse-moi te dévorer de baisers ! » Écoutez ces traits de passion sensuelle, tour à tour pâmée et chantante, irritée et grondante :


Vagabonde, sa chevelure noire se retrousse en torsades, en boucles ; un velours cramoisi l’attache ; fouetté du vent, de rouge il tache son visage brun et son cou nu : vous diriez du sang de Vénus, ce ruban de la jeune fille ! Ne passe plus… Oh ! qui m’ôtera la soif de la jeune fille ? Nul corset, sa robe, fière et sans plis, moule son jeune sein, qui ne tremble pas quand elle marche, mais s’arrondit si ferme, que soudain frémit votre cœur devant la jeune fille. Ne passe plus… Je ne veux pas, je ne veux plus t’aimer ! Il m’est odieux de te convoiter, toi si belle et si maligne. Ne t’en fais pas tant accroire, Espérido, brin de chair rose et de cheveux bruns, que pourrait mon poing écraser comme un moustique : Fillette, ne passe plus, car tu me fais mourir, ou laisse-moi te dévorer de baisers !


Signalons encore un couplet qui rappelle celui de la Divine Comédie où l’âme de Sordello « nous laissait aller, dit Dante, regardant seulement comme le lion lorsqu’il se repose » :


Mais tu t’en moques ! Tu fais ton chemin, semant troubles et frissons.

  1. O douce Venus d’Arle ! O fado de jouvènço.
    Ta bèuta que clarejo en toute la Prouvènço,
    Fai bello nosti fiho e nosti drole san ;
    Souto aquelo car brune, ô Venus ! i’a toun sang,
    Sèmpre vièu, sèmpre caud. E nosti chate alerte,
    Vaqui perqué s’envan la peitrino duberto ;
    E nosti gai jeuvènt, vaqui perqué soun fort
    I lucho de l’amour, di brau e de la mort ;
    E vaqui perqué t’amé, — et ta bèuta m’engano, —
    E perqué, ièu crestian, te cante, e grand pagane !