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qu’elle avait hérité de sa mère. Au bout de quelque temps, ayant beaucoup grandi, elle s’avisa que ce manteau ne lui allait plus : elle s’en commanda secrètement un autre de la même étoffe, de la même couleur ; elle eut soin d’y faire quelques accrocs, quelques reprises, de lui donner un air de vétusté, et personne ne se douta qu’elle avait serré au fond d’une armoire la défroque de la morte. Les Anglais s’entendent, comme cette orpheline, à donner au neuf l’apparence du vieux ; c’est un art dans lequel ils excellent autant que les fabricans de vieux tableaux et de haches préhistoriques.

L’École des sciences politiques avait confié à l’un de ses anciens élèves une mission en Angleterre. Il était chargé de faire une enquête sur l’instruction publique et de nous apprendre où s’instruisent et comment se forment, de l’autre côté de la Manche, les classes supérieures et moyennes ; ce que cette élite de la société anglaise doit à la famille, à l’école et aux pédagogues, ce qu’ont fait pour elle l’État et la loi. M. Max Leclerc s’est acquitté de sa mission en conscience, et il vient de publier un livre plein de renseignemens curieux et précis, que quiconque s’intéresse à cet ordre de questions consultera avec fruit[1]. Si M. Leclerc n’est pas un anglomane, il est du moins un anglophile très chaud, et j’avais pensé que par forme de conclusion il nous engagerait à adopter les coutumes et les méthodes scolaires de nos voisins. Tout au contraire, il est fort discret sur ce point, et je me l’explique sans peine. Comme je l’ai dit plus haut, quelques-unes des institutions des Anglais sont si conformes au génie particulier de la nation qu’elles ne sauraient s’adapter à nos besoins, et d’autres ont été empruntées par eux à l’Allemagne et à la France. À quoi bon les leur prendre ? Ils nous les ont prises.

L’idée que l’Anglais se fait de la famille ne ressemble pas à la nôtre, à celle que nous a léguée la Révolution et que nos codes ont consacrée. Sauf les cas réservés, il considère qu’il ne doit à ses fils que le vivre, le couvert et l’instruction. Le fils sait qu’il ne doit point compter sur l’héritage, que le père est libre de tester à sa guise, que c’est à l’enfant de préparer son nid et sa vie. « La famille anglaise, a dit l’un des Français qui connaissent le mieux l’Angleterre, M. Émile Boutmy, a gardé jusqu’à nos jours le caractère d’une monarchie absolue… Le père n’est pas en présence de ces parasites légaux qu’on appelle des héritiers inévitables ; il exerce avec une pleine liberté ce que j’appellerais volontiers la magistrature testamentaire. C’est un monarque respecté dans son royaume, presque un monarque de droit divin. Comparé à lui, le Français fait penser au président élu d’un parlement raisonneur. » Quant à la mère anglaise, elle est moins mère qu’épouse. Un jeune Anglais de ma connaissance n’avait pas vu la sienne depuis six ans, et

  1. L’éducation des classes moyennes et dirigeantes en Angleterre, par Max Leclerc, avec un avant-propos de M. Émile Boutmy, 1894, Armand Colin et Cie.