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self-reliant et reliable ? » Le bruit se répandit jadis en Westphalie qu’un enfant était né avec une dent d’or : on publia de subtiles et savantes dissertations pour expliquer ce miracle, après quoi on se mit en route pour aller voir l’enfant et sa dent, et il se trouva que personne ne l’avait jamais vue. Est-il prouvé que nos voisins nous surpassent en sincérité ? Nous sommes loin d’être parfaits ; mais on n’a jamais dit que le cant fût un de nos vices nationaux.

En tout pays, ce qui est aussi rare qu’une dent d’or, c’est un enfant absolument sincère. Que sa mère et sa nourrice s’appliquent à lui inspirer l’amour de la vérité, le jour viendra où la vie, les affaires, les intérêts, la politique lui apprendront l’utilité du mensonge. Ce qu’il faut accorder, c’est que les Anglais sont moins complimenteurs que nous ; que, ne tenant à plaire qu’à leurs amis, ils sacrifient rarement leur franchise au désir de se rendre agréables à des indifférens. « Les Français, disait Rousseau, ont une manière de paraître s’intéresser à vous qui trompe plus que des paroles. Ils ne sont point faux dans leurs démonstrations ; ils sont naturellement officieux, humains, bienveillans et même, quoi qu’on en dise, plus vrais qu’aucune autre nation. Ils ont en effet le sentiment qu’ils vous témoignent ; mais ce sentiment s’en va comme il est venu. En vous parlant, ils sont pleins de vous ; ne vous voient-ils plus, ils vous oublient. » Les Anglais vous oublient aussi, mais ils n’avaient pas eu l’air d’être pleins de vous : vous ne vous êtes point fait d’illusion, vous n’avez pas de mécompte. C’est merveille, dit encore M. Leclerc, que l’éducation française ne rende pas l’enfant « tout à fait égoïste. » Eh ! oui, un enfant idolâtré par sa mère rapportera tout à lui jusqu’au jour où de dures expériences lui apprendront qu’il n’est pas le nombril du monde. Mais croirons-nous que le petit Anglais, qui a passé son enfance dans la nursery, y apprend à s’oublier, à se détacher de son petit moi ? Y pensez-vous, monsieur Leclerc ? L’enfant a une redoutable clairvoyance, et, comme les animaux, il démêle sans peine les intentions secrètes de ceux qui gouvernent sa vie. Il a bientôt fait de découvrir qu’en le reléguant dans la nursery, ses parens songent moins à son intérêt qu’à leur propre commodité ; que, se souciant peu d’avoir la tête rompue par son tapage, ses rires et ses cris, ils s’arrangent pour le tenir à distance. C’est une première leçon d’égoïsme qu’ils lui donnent : il s’en souviendra.

Le petit Anglais a quitté la nursery ; il est devenu écolier. Ici les Anglais sont nos maîtres ; ils n’admettent pas qu’un collège ressemble à une prison, et ils estiment que, comme l’a dit un de leurs philosophes, « le premier point est d’être un bon animal, qu’une nation n’est prospère que si elle se compose de bons animaux. » Aussi leurs pédagogues ont-ils mis depuis longtemps en honneur les exercices et les jeux en plein air. Ils n’oublient jamais que l’homme a un corps ; c’est une vérité que nous avions désapprise et que nous sommes en train de