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beaucoup de peine à vaincre la résistance de M. Casimir-Perier, qui ne voulait pas être Président, et l’insistance de M. Dupuy, qui voulait l’être à tout prix. Quant aux radicaux et aux socialistes, ils ont choisi un candidat, assurément très honorable, dans la personne de M. Henri Brisson. Chose curieuse ! M. Brisson, qui, Il y a trois semaines, ne se sentait pas l’autorité nécessaire pour être président du Conseil, s’est reconnu tout d’un coup celle qu’il fallait pour présider la République. La lutte a donc été circonscrite entre M. Casimir-Perier, M. Brisson et M. Dupuy. Dans ces conditions, il est évident que la candidature de M. Dupuy divisait les voix des modérés. Mieux aurait valu que ceux-ci, comme leurs adversaires, se concentrassent sur un seul nom. Mais M. Dupuy avait confiance en lui-même, et n’a agi en enfant gâté de la fortune, poussant sa veine jusqu’à ce qu’elle s’épuisât.

Dans la journée qui a précédé le vote, tous les groupes parlementaires se sont réunis : ce serait abuser de la patience de nos lecteurs que de leur raconter ce qui s’est passé dans chacun d’entre eux. La réunion la plus intéressante s’est produite au Sénat. Il y a, au Luxembourg, un groupe qui est bien composé d’une trentaine démembres, et qui s’appelle la gauche démocratique. Il a voulu jouer un rôle et a convoqué à une réunion plénière les républicains du Sénat et de la Chambre. Fallait-il se rendre à cette convocation ? Les avis étaient partagés. Les réunions plénières n’ont jamais servi qu’à augmenter la confusion quand elle existe et à la créer quand elle n’existe pas. Pourtant les groupes modérés de la Chambre, dans l’ignorance de ce qui pouvait se passer au Luxembourg, ont pris le parti d’y aller voir, pour se rendre compte, et pour agir à tout événement. Ils ont appris, en arrivant, que les républicains non radicaux du Sénat s’étaient déjà réunis, et que, sur environ 180 membres présens, près de 150 avaient donné leurs voix à M. Casimir-Perier ; le reste, une trentaine, s’étaient divisés sur plusieurs noms ; la moitié de ces derniers avait voté pour M. Dupuy. Mais où étaient les radicaux ? On a su qu’ils siégeaient à la bibliothèque, avec un certain nombre de députés ; on s’y est transporté. Le groupe radical s’est trouvé aussitôt submergé sous une telle masse de modérés qu’il a pris peur. Ses orateurs ont proposé de délibérer : on leur a répondu qu’on était venu pour voter. Alors a eu lieu une scène indescriptible. Jamais, à Belleville, réunion publique n’a présenté un pareil spectacle de tumulte. Les urnes ont été brisées entre les mains qui se les disputaient. On s’est jeté des encriers à la tête. On en est même venu aux coups. Les radicaux, voyant compromise et perdue la manifestation qu’ils avaient préparée, se sont dispersés. La débandade a été générale. Ç’a été, non pas la journée, mais le quart d’heure des dupes. Mais aussi, pourquoi les radicaux du Sénat avaient-ils convoqué une réunion plénière, alors qu’il leur suffisait de se compter pour voir que, même avec l’appoint de leurs amis de la Chambre, ils n’étaient qu’une