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l’explosion des hostilités, à immobiliser présentement les Russes et à les retenir au bord de leur frontière, en les leurrant d’un fallacieux espoir de paix. Dans ce dessein, il avait détaché le plus brillant de ses aides de camp, le comte de Narbonne, auprès de l’empereur Alexandre, établi à Wilna. Narbonne était chargé de dire que la France souhaitait toujours la paix et ne demandait qu’à traiter ; il devait, au moyen de telles assurances, prolonger le trouble et l’indécision dans l’esprit d’Alexandre, endormir au besoin l’ardeur guerrière de ce prince par des discours apaisans, par des paroles assoupissantes, et doucement, adroitement, lui verser ce narcotique. Alexandre nous ayant mis en demeure, préalablement à tout accord, d’évacuer la Prusse et de ramener nos troupes en deçà de l’Elbe, Napoléon avait affecté de croire que cet impérieux ultimatum lui avait été inexactement transmis : pour n’avoir pas à se courroucer, il avait feint d’avoir mal entendu. Enfin, lorsque l’ambassadeur russe à Paris, le vieux prince Kourakine, démêlant nos projets, avait cédé à un mouvement d’exaspération et demandé de lui-même ses passeports. Napoléon les lui avait refusés sous divers prétextes. Retenant d’autorité l’ambassadeur à son poste, il sauvait l’apparence de la paix ; il empêchait que le fait matériel et brutal de la rupture n’éclatât derrière lui, dans son dos, tandis qu’il irait parcourir majestueusement l’Allemagne, recevoir à Dresde l’hommage des rois, et qu’il gagnerait à pas comptés les frontières de la Russie.

Il traversa l’Allemagne entre une double haie de princes et de rois, inclinés dans une attitude d’adoration ; il en trouva à Mayence, à Wurtzbourg, à Bamberg. Il voyageait avec le faste et l’appareil des potentats d’Asie ; des populations entières avaient été commandées pour réparer devant lui et aplanir la route ; pendant la nuit, de grands bûchers, dressés de place en place, s’allumaient à mesure qu’avançaient les voitures impériales et répandaient sur leur passage une clarté d’incendie.

À son arrivée dans la capitale saxonne, le premier mouvement de l’empereur fut d’envoyer un courrier de plus en Russie. Son ambassadeur actuel à Pétersbourg, le comte de Lauriston, reçut ordre de se rendre à Wilna, afin d’y appuyer ou d’y renouveler la démarche de Narbonne ; il dirait que la paix restait possible, que tout pouvait s’arranger encore, pourvu qu’on y mît un peu de bonne volonté : en conséquence, la Russie devait s’abstenir de tout acte irrévocable et précipité. Par cette nouvelle manœuvre, Napoléon gagnerait plus sûrement quelques semaines, le temps d’organiser et détenir à Dresde sa cour de souverains.

À Dresde, il eut des empereurs et des rois pour lui faire cortège,