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droite et la tiendra momentanément immobile. Poniatowski avec les Polonais, le roi de Westphalie avec ses trois corps, donnant lui-même la main aux Autrichiens de Schwartzenberg, resteront aux environs de Varsovie, dans une position d’observation et d’attente. Si l’armée de Bagration qui leur fait face, en voyant se prononcer l’irruption de notre gauche, essaie de l’interrompre par une diversion et opère une contre-attaque, si elle fonce sur Varsovie, les troupes de Jérôme seront là pour la recevoir et la contenir, tandis que l’empereur, la laissant « s’enfourner », franchira le Niémen et repoussera les autres forces russes, pour se rabattre ensuite sur elle, tomber sur ses derrières, la prendre ou l’exterminer. Si l’armée de Bagration, obéissant à une autre inspiration, se met à remonter le fleuve-frontière pour se joindre aux troupes qui nous en disputeront le passage et couvriront Wilna, Jérôme prendra lui-même l’offensive dès que cette évolution se sera nettement dessinée. Il franchira le Niémen près de Grodno, se jettera à la poursuite de Bagration, se mettra sur ses talons, le prendra en queue ou en flanc, essaiera de fermer le cercle où l’empereur veut envelopper la gauche des Russes, et, se liant au mouvement d’ensemble avec la totalité de ses forces, viendra coopérer à l’invasion.

Les ordres de marche furent expédiés aux chefs de corps par le prince major général ; l’empereur y ajouta pour Davout, pour Eugène, pour Jérôme, des instructions qui dévoilaient pleinement sa pensée. À cet instant où il tire irrévocablement l’épée, aucun incident nouveau n’a surgi entre lui et la Russie ; diplomatiquement, la situation n’a pas changé depuis six semaines. L’empereur Alexandre n’a pas fait savoir s’il ratifiait ou non le coup de tête du prince Kourakine, s’il s’appropriait la déclaration de rupture émanée de cet ambassadeur. Napoléon ignore encore comment a été accueilli à Wilna le comte de Lauriston, si ce représentant a été reçu et écouté, si le tsar a prêté l’oreille à ses insinuations pacifiques : preuve ultime et évidente que cette démarche avait pour but d’ajourner et non d’éviter la guerre. Napoléon marche à l’ennemi parce qu’il est prêt, parce qu’il se juge en possession de tous ses avantages, en mesure de trancher victorieusement le différend que lui et son adversaire ont de longue date renoncé à dénouer. Toutefois, par une feinte de la dernière heure, ordonnant la guerre, il ne la déclare pas encore ; afin d’entretenir plus longtemps les Russes, s’il est possible, dans une trompeuse sécurité, afin de rendre plus accablante la surprise qu’il leur ménage, il évitera jusqu’au moment final de s’avouer officiellement en état de rupture avec eux ; avant de publier ses