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Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/288

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Il quitta Thorn le 6 juin, tandis que de toutes parts les corps de gauche se levaient et commençaient leur marche. Son impatience était telle qu’il anticipa sur l’heure fixée par lui-même pour son départ ; ses voitures n’étant pas prêtes, il se mit en selle et fit à cheval une partie de l’étape. Les jours suivans, comme il allait plus vite, en son rapide équipage de poste, que ses lourdes colonnes, il jugea qu’il aurait le temps, sans se mettre en retard sur elles, de visiter Dantzick, situé désormais en arrière de notre ligne d’opérations, et d’inspecter cette grande place d’armes ; ce crochet lui prendrait tout au plus la moitié d’une semaine. Avec les autorités de Dantzick, avec les membres de l’état-major, fidèle à son système de dissimulation, il parla encore de négociations, de paix possible ; plus franc avec Rapp, gouverneur de la ville, il lui avoua que la guerre commençait et stimula son activité.

À Dantzick, il se rencontra avec Murat, appelé directement de Naples à l’armée. L’empereur ne le voulait auprès de lui qu’au moment de combattre, pour orner les champs de bataille et y donner de magnifiques exemples ; hors de là, il jugeait sa présence inutile et nuisible. En particulier, il avait mis le plus grand soin à éviter que Murat parût à Dresde et figurât dans l’assemblée des souverains : le contact avec les dynasties d’ancien régime, avec la maison d’Autriche surtout, eût été dangereux pour un roi de promotion récente ; peut-être eût-il suffi de quelques avances à sa vanité, de quelques paroles flatteuses, pour l’attirer à des engagemens illicites et occultes. Se défiant également des souverains qu’il avait mis sur le trône et de ceux qu’il y avait laissés, Napoléon n’admettait pas qu’une intimité trop étroite s’établît entre les uns et les autres.

L’entrevue des deux beaux-frères fut au début froide et pénible. Chacun avait contre l’autre ses griefs et ne se privait point depuis quelque temps de les énoncer. Murat allait répétant qu’on ne voulait en lui qu’un vice-roi de Naples, un instrument de domination et de tyrannie, mais qu’il saurait se soustraire à d’intolérables exigences. Napoléon lui reprochait un penchant de plus en plus marqué à désobéir, des écarts de conduite et de langage, des velléités et des accointances suspectes. Il l’accueillit avec un visage sévère, avec des paroles dures, et lui tint tout d’abord rigueur ; puis, changeant subitement de ton, il prit à la fin le langage de l’amitié blessée et méconnue ; il s’émut, se plaignit, fit à l’ingrat une scène d’attendrissement, invoqua les souvenirs de leur longue affection et de leur confraternité militaire. Le roi, qui avait le cœur sur la main, qui était prompt à toutes les générosités,