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paroles de mauvais augure que Napoléon avait déjà entendues, il les écouta cette fois avec une attention plus marquée, avec une grande patience, comme si elles eussent plus profondément frappé son esprit ; il rompit ensuite l’entretien sans répondre.


IV

Le jour baissait, et chaque heure rapprochait l’instant fixé pour les préparatifs du passage. Avant la tombée de la nuit, l’empereur monta encore une fois à cheval, visita les campemens ; il retrouva noirs de troupes, fourmillans d’hommes, les espaces qu’il avait vus le matin inanimés et déserts. Il fit rapprocher ses tentes du Niémen, afin de mieux surveiller l’opération, et prit enfin quelque repos, tandis que ses premiers ordres s’exécutaient ponctuellement. Dès huit heures du soir, après avoir mangé la soupe, les troupes de Davout prenaient les armes et venaient occuper les hauteurs ; elles s’y établirent sur seize lignes formées par autant de régimens, chaque colonel placé devant le 1er  bataillon, devant l’aigle, les généraux au centre de leur brigade ou de leur division. Cette armée d’avant-garde, qui précédait les autres, prit ainsi position pour la nuit, sans faire aucun bruit, sans allumer de feux, se tenant immobile et comme rasée sur le sol, en attendant qu’elle se dressât d’un seul élan pour aller au Niémen et faire irruption. À sa gauche, les divisions à cheval de Murat s’alignaient sur les deux côtés d’Alexota. Au-dessous du 1er  corps, les équipages de pont descendaient vers la rive, dirigés par le général Eblé, accompagnés par des sapeurs du génie et des marins de la Garde : l’obscurité croissante les dérobait aux yeux. Quand la nuit fut à peu près complète, trois cents voltigeurs du 13e régiment de ligne passèrent sur des batelets et gagnèrent la rive opposée, qu’ils trouvèrent inoccupée ; derrière eux, les pontons furent mis à l’eau, dans le plus grand silence.

À minuit, le passage était praticable. Au delà du fleuve, les voltigeurs continuaient d’avancer, bientôt rejoints par quelques détachemens d’infanterie légère et de Polonais. Un bois s’étendait devant eux ; ils en reconnurent les abords, s’y engagèrent. Ils entendirent alors dans les fourrés des bruits de chevaux et d’armes ; ils se sentirent surveillés et frôlés par d’invisibles ennemis ; çà et là, quelques lances pointèrent, des Cosaques furent aperçus, passant d’un trot rapide, et même des hussards russes, reconnaissables dans la nuit à leurs grands plumets blancs. Soudain, un qui-vive, lancé à nos hommes : — « France ! » répondent-ils. La voix qui leur avait parlé, celle d’un officier russe, reprit en français : « Que venez -vous faire ici ? — F…, vous allez le voir ! » répliquèrent