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« folie », comme dit Mateo en parlant de l’amour, n’entre pour rien dans mon cas. Honni soit qui mal y pense ! Mes sentimens pour mon délicieux et dangereux guide ne dépassent pas la stricte mesure d’une vive sympathie pour une très belle œuvre de Dieu…

Au milieu de nos excursions, dont le but est toujours nettement annoncé à l’heure de notre départ, nous sommes souvent rejoints par Maximo ou Lorenzo, et il leur arrive de nous surprendre à la fois. Ils sont attirés par le plus puissant des aimans, les deux frères, et aussi, j’ai cru le remarquer, par de jalouses appréhensions. Jusqu’à l’année précédente ils n’ont vu l’un comme l’autre dans leur amie d’enfance, dans leur ancienne compagne de jeux, qu’une sœur un peu plus jeune qu’eux. Tout à coup, avec une rapidité fréquente sous les tropiques, l’enfant s’est non seulement transformée en femme, mais en très jolie femme, et les sentimens que les deux frères ressentaient pour elle se sont du même coup modifiés. Tous deux l’aiment, et maintenant sa présence les trouble ; les intimide, elle l’a remarqué et me l’a confié. Elle rit de ce changement pour elle encore inexplicable, s’étonne de voir ses deux amis la dévorer du regard alors qu’ils la connaissent si bien. Elle s’amuse de les entendre lui parler avec des voix tremblantes, elle s’étonne de la flamme qu’elle voit briller au fond de leurs yeux lorsqu’ils osent la regarder en face, de les voir suivre tous ses gestes, d’être toujours prêts à satisfaire ses volontés. Autrefois, lorsqu’elle courait sus à un taureau devant eux, ils s’en inquiétaient à peine. À présent ils accourent, s’interposent, s’épouvantent de ses moindres hardiesses, toutes choses nouvelles qui lui font plaisir, elle l’avoue, mais dont, innocente, elle ne devine ni le pourquoi, ni les conséquences… Les parens des jeunes gens, don Blas, don Onésimo et sa femme, n’ignorent pas que les deux frères sont amoureux, rivaux. Toutefois, ils sont loin de soupçonner le degré de mauvais vouloir qui les anime l’un contre l’autre, par suite de cette rivalité. Maximo et Lorenzo ne sont pas jumeaux, ainsi que je l’ai cru : il y a entre eux une différence d’âge de dix-huit mois. Maximo est l’aîné, et son caractère, plus sérieux que celui de son frère, lui vaut le bon vouloir de don Onésimo. Mais quels sont les sentimens d’Amada ? J’ai cherché à le savoir en provoquant ses confidences, et j’ai pu me convaincre que, femme par le corps, la jeune fille est encore une enfant au point de vue du moral. Aucun désir ne trouble ni son âme, ni son cœur, ni son imagination, aussi calmes que le beau lac qu’elle a sans cesse sous les yeux, dont la tranquillité semble inaltérable.

Elle n’aime pas, mais elle se sent plus aimée qu’autrefois par ses deux amis, dont les perpétuelles sollicitudes la ravissent. Et