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rendu glissant par les plantes grasses dont il est tapissé, que nos pieds écrasent. Le buste de la jeune fille est drapé dans une écharpe de soie, — le rebozo national, — et mon bras, qui entoure sa taille pour la soutenir, sent sa chair sous la mince étoffe. Ce contact la fait tressaillir, elle se dégage, achève de franchir sans aide le pas difficile, et nous nous établissons sous des bananiers qu’elle me dit avoir plantés.

Amada n’est pas malade dans le sens rigoureux du mot, néanmoins je la traite comme telle, respectant sa mélancolie, ses longs silences. Elle, si en dehors, si prime-sautière, si « gamine » quelques jours auparavant, et qui était tout action, je ne la reconnais plus. Ce qui me frappe surtout, c’est ce regard intérieur qui l’isole de ce qui se passe autour d’elle. Plus trace en elle de l’enfant si vivante, si bruyante, si exubérante qui m’accompagnait il y a moins de dix jours, de l’enfant au corps de femme qui ne prenait nul souci de me cacher ni ses épaules, ni sa poitrine, qui semblait ignorer la puissance de sa beauté, sa vertu troublante. À présent, toujours strictement drapée dans son écharpe, elle rougit lorsque le fin tissu lui échappe, tombe ou s’entr’ouvre, et elle a des pudeurs exagérées de sensitive. Un éclair m’illumine : enfant hier, Amada est femme aujourd’hui, non plus seulement par le corps, mais par l’âme ; l’heure attardée de sa puberté morale a enfin sonné : elle aime !

Elle aime ! l’éveil de sa pudeur en est un signe certain ; seulement, qui aime-t-elle ? Ce ne peut être que le musicien qu’elle a couronné dans un élan qui l’a trahie, et Maximo l’a compris. En ce moment où le jour se fait dans mon esprit, Lorenzo passe au galop de son cheval sur la rive qui nous fait face, se dirigeant vers le rancho. Amada le suit du regard, puis, aussitôt qu’il s’est éloigné, me parle de lui comme elle m’en a parlé la veille et l’avant-veille, c’est-à-dire en me faisant son éloge. De son ton dolent, elle déclare qu’il sera un excellent mari, gai, soumis. Elle le nomme avec complaisance ; or, depuis le jour où il l’a frappée, la jeune fille n’a pas une seule fois prononcé le nom de Maximo, et j’ai imité sa réserve.

Le soleil a disparu derrière la forêt, la nuit vient rapide. Je propose à ma compagne de retourner au rancho, elle ne me répond pas. Je ne la presse que faiblement, car la lune, qui va paraître, nous permettra de nous guider. D’ailleurs, du point que nous occupons, le seuil du rancho devant lequel va bientôt briller un feu deviendra visible, et nous le regagnerons sans difficulté.

Il fait noir, un dernier cri rauque a été poussé par un échassier, et le silence est si solennel, si profond, que j’entends Amada respirer. Soudain, là-bas, à l’extrémité du lac où sont établis les