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mourir de faim, le petit marchand. Il y a nombre de boutiques dans Paris où l’on ne fait pas plus de 10 000 à 15 000 francs d’affaires, où, par conséquent, les 5 à 6 p. 100 de profit représenteraient de 500 à 900 francs par an, dont encore il faudrait déduire l’intérêt du capital immobilisé dans le fonds de commerce. La rémunération de ce capital est en effet comprise dans les 6 p. 100 de bénéfice du grand bazar. Pour vivre, le petit commerçant est donc obligé de se réserver 20 pour 100 au moins de la somme des marchandises qu’il vend. Ces intermédiaires, tous logés à la même enseigne, — qui ne peuvent réduire ni leur prix d’achat, ni leurs frais, par rapport les uns aux autres, ni leur bénéfice parce qu’il est déjà limité au point de n’être plus qu’un salaire, — ces intermédiaires souffrent de la concurrence qu’ils se font entre eux et le public n’en profite pas. Cette concurrence est pour lui stérile ; bien plus, elle lui est onéreuse ; c’est justement le grand nombre des petits commerçans qui fait le renchérissement. Le loyer d’une maison qui fait 60 000 francs d’affaires ne sera jamais moindre de 1 500 francs, tandis que le loyer d’un magasin qui fait 120 millions pourra n’être pas supérieur à 1 million de francs ; il grèvera la marchandise de 2 fr. 50 pour 100 francs, dans le premier cas, et dans le second de 0 fr. 83 pour 100 seulement.

Cependant les employés sont incontestablement mieux payés dans les grands bazars que chez les petits patrons. Dans ces vastes usines de ventes, le commis, l’homme sans capital qui loue son intelligence et ses bras, et qu’on appelle ailleurs l’ouvrier, le prolétaire, tire un parti si avantageux de son travail que, sans risquer un centime des économies qu’il réalise, il arrive non seulement à l’aisance, mais à la fortune. Nulle part, ni dans l’industrie, ni dans la finance, nous ne trouverons un aussi grand nombre de traitemens élevés. Le conseil des intéressés du Bon Marché gagne le double du Conseil des ministres. Au-dessous de ces lieutenans généraux de la Nouveauté viennent les commandans des unités tactiques, chefs de comptoir, assistés chacun de plusieurs sous-ordres, « premier-second », « deuxième-second » et, dans les gros rayons, « troisième-second », Tous ceux-là ont, sur l’ensemble des affaires ou sur l’augmentation de vente du rayon, un intérêt qui leur procure de 20 à 25 000 francs pour les chefs de comptoir et assimilés, de 9 à 12 000 francs, pour les seconds. Ces catégories comprennent, au Bon Marché et au Louvre, environ 250 employés. Quant à la foule des vendeurs et des vendeuses, attachés au matériel ou aux écritures, qui vont de 1 000 à 6 000 francs, on peut évaluer leur traitement moyen à 3 000, plus la nourriture.

À ce traitement tend à s’ajouter le bénéfice d’institutions philanthropiques,