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que le bonheur ? Hélas ! c’est précisément la satisfaction de ce que nous sommes, de ce que nous avons ; c’est la résignation. Cette résignation est le contraire du progrès ; et le contraire de la résignation, l’ambition, l’effort, est le progrès même. Mais l’ambition et l’effort ne sont pas le bonheur, sauf pour quelques dilettantes de la chasse aux joies temporelles qui aiment mieux courir que tenir et voir le gibier en plaine que dans leur assiette. Donc le bonheur n’est pas le progrès, et le progrès, l’ardeur vers le mieux, qui est profitable à la collectivité, est en quelque façon destructeur du bonheur de l’individu, parce qu’il le pousse à n’être jamais satisfait. À cet égard la civilisation, qui donne tant de jouissances réelles, ne donne pas le bonheur moral ; peut-être même lui est-elle contraire, parce qu’elle suscite plus d’appétits qu’elle n’en assouvit et que les tristesses imaginaires ne sont pas les moins douloureuses.

Je ne crois pas, je l’avoue, à une moindre inégalité des conditions dans l’avenir, parce qu’on ne pourra jamais niveler ni la santé, ni l’intelligence, ni la volonté, ni restreindre ce domaine du hasard qui tient une place si grande dans la vie de chacun de nous tous, et que des lois plus libérales, des communications plus rapides, permettent des spéculations plus vastes, partant plus lucratives.il y aura donc toujours des gros lots, dans la loterie humaine, comme il y en a parmi les obligations démocratiques que la ville de Paris offre à ses prêteurs ; il y aura des gros lots pour les hommes, il faut cela pour améliorer la race, comme il faut des prix pour les collégiens et des timbales au sommet des mâts de cocagne. Et ces gros lots continueront à provenir de toutes les mises perdues. L’on persistera d’ailleurs, parmi les porteurs de numéros non gagnans, à protester contre l’honnêteté du tirage. Toutefois les gémissemens les plus forts ne cesseront de venir de ceux qui n’ont pas pris de billets à la loterie, c’est-à-dire des paresseux et des incapables, insurgés perpétuels contre « l’inégale répartition des produits du travail ! » Ceux-là pourtant — ces « exploités », comme ils s’intitulent, — ont profité ainsi que les autres de l’effort commun, de la marche du temps dans lequel ils ont la bonne fortune de vivre. Ils récoltent, tout en maugréant, les fruits des arbres qu’ils n’ont point plantés.

Puisqu’il ne paraît pas jusqu’ici possible à l’humanité de vivre sans rien faire, l’idéal consiste, pour atteindre un degré plus haut de bien-être matériel, à augmenter les salaires tout en diminuant le coût des marchandises ; de telle sorte que la journée de labeur représente un nombre sans cesse accru de kilos de blé, de litres