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noire, sous laquelle on aperçoit une chemise à larges manches du mérinos le plus fin. Toute sa personne respire quelque chose de doux et d’un peu souffrant. Son père est mort récemment, et il lui a succédé dans ses fonctions, qui lui donnent une autorité presque égale à celle du pape et en font le chef religieux reconnu de tous les musulmans d’Egypte.

La conversation s’engage, et il se met à nous parler d’Herbert Spencer, de Stuart Mill, nous demandant quels sont, à l’heure actuelle, les chefs de l’école sociologique en France. Il nous expose ses théories sur la société, sur l’injustice des classes, l’indifférence des gouvernemens pour les questions sociales, qui sont les premières de toutes. C’est un mélange des idées modernes les plus nouvelles et les plus hardies, les plus incohérentes parfois ; une éducation européenne qui est venue se greffer sur une âme orientale. Il connaît Renan, son étude sur Mahomet, qui fit tant de bruit quand elle parut, en 1851, à la Revue des Deux Mondes, ses Origines du christianisme. Puis il parle poésie. Il sait les noms de nos poètes, Lamartine, Victor Hugo, Musset. Le mouvement de renaissance de la poésie arabe, qui prend corps, au Caire, dans l’école de jeunes poètes dont nous venons de voir l’un des chefs, préoccupe les esprits. Il a, sur ce point aussi, ses théories. La poésie étant, suivant lui, la force créatrice de la pensée, la forme du vers lui est inutile ; et il rêve une poésie sans rimes, affranchie de toutes les entraves de mesure et de longueur des vers, se rapprochant beaucoup de la prose de Platon et de l’ancienne poésie hébraïque ; tout le reste n’est qu’artifice et que convention.

Tout cela est dit dans un français correct, avec un léger accent étranger. À l’entendre, on croirait le décadent le plus raffiné et le plus idéaliste, plein d’utopies généreuses ; et la vision de ce corps presque immatériel, sous cette fine robe de soie, dans ce grand salon vide, ajoute encore à l’illusion. Il n’en est rien, c’est un vieil Arabe, qui exerce l’hospitalité avec toute la dignité d’un grand seigneur ; il est heureux d’entendre causer des Européens d’une civilisation qu’il a entrevue et qui le trouble, et de leur montrer qu’il la connaît ; mais il a des réticences qui font comme des points morts dans la conversation ; par momens il se dérobe, et nous avons l’impression, en le quittant, qu’il ne nous a pas découvert le fond de sa pensée.

Il est près de minuit quand nous nous levons. Il nous accompagne jusqu’à la porte de son salon et se retire. Il ne nous reste qu’à partir. En face de nous, les fidèles continuent leurs chants et leurs prières ; nous remontons en voiture, avec le regret de n’avoir pas vu les cérémonies pieuses qui se passaient tout à côté de nous, dans la cour. Mais, si cette visite nous a empêchés d’entendre