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effet que toutes ces « jeunes individualités de l’heure présente » sont, par la force même des choses, des individualités rivales. Se fût-il glissé entre elles quelque jalousie, cela ne devrait pas nous surprendre, et nous n’aurions pas même le droit de le leur reprocher. Ces rivaux se souviennent uniquement qu’ils sont compagnons d’âge et compagnons d’œuvre. Ils s’unissent en vue de l’effort commun. Ils vont la main dans la main. Ce sont véritablement frères d’armes, dénombrant leurs forces avant la bataille et sonnant la charge dans leurs clairons réciproques.

Du coup se trouve dissipé un préjugé trop répandu, et ruiné, l’un des reproches dont on avait coutume de faire peser l’injustice sur notre jeunesse littéraire. Cela est capital. Et quand la publication des Portraits du prochain siècle n’aurait pas eu d’autre résultat, elle aurait encore été suffisamment utile. C’est dans les « petites revues » que se manifeste chez nous la jeune littérature. Cette institution des petites revues restera comme le fait le plus intéressant de l’histoire des lettres contemporaines. Elle remonte à une dizaine d’années. Sans doute de tout temps on avait vu des écoliers crayonner des vers sur leur pupitre de collégiens et de tout petits enfans tenir la plume du même pouce qu’ils venaient de téter. Mais ils ne trouvaient pas le placement de ces productions naïves. Les jeunes revues leur ont offert un débouché. Un abonnement donne droit à l’insertion d’un sonnet. Moyennant quelques centaines de francs, on peut voir sa prose imprimée bimensuellement. Les petites revues ont donné satisfaction au plus légitime des désirs ; elles ont répondu à ce besoin qui s’impose impérieusement à l’homme civilisé, le besoin d’être directeur, rédacteur en chef, ou tout au moins secrétaire de quelque rédaction. Et qui niera que dans le siècle des microbes et des infiniment petits, il dût y avoir une place pour la littérature embryonnaire ?… Or on nous représentait ces revues comme des antres de la discorde. À en croire des personnes mal informées — ou malintentionnées, — la guerre sévissait du Mercure de France aux Entretiens politiques et littéraires, de l’Ermitage à la Plume, de l’Art social à la Revue Blanche, à l’Idée libre, aux Ecrits pour l’art, à la Jeune Belgique, au Réveil, aux Etrangers, aux Mystiques, aux Isolés, aux Néo-Naturalistes, aux Essais d’Art-libre. Ce n’était entre ces maisons d’à côté qu’âpre concurrence et querelles aussi personnelles que déloyales. La division n’expirait pas au seuil de chacune d’elles. Tous ces frères ennemis, disait-on, ne passaient le temps qu’à s’entredévorer. Et on allait déclamant contre la férocité des jeunes. C’est justement le personnel de ces jeunes revues qui, dans les Portraits du prochain siècle, défile en si bel ordre. Où ne règne que la plus cordiale entente, il devient désormais impossible de parler sans mauvaise foi de dissensions intestines. Le moyen de reprocher aux mêmes hommes de s’entre-dévorer à la fois et de s’entre-flagorner ?

En vérité ils n’ont pas de haine au cœur. Ou plutôt ils n’en ont