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m’en occupe, car il me suffira de vous indiquer un livre fort bien écrit où vous trouverez tout ce que j’aurais pu vous dire. L’auteur y parle de moi avec trop d’éloge : mais vous me ferez l’honneur de croire que ce n’est point pour ce motif que je vous recommande son livre.

« J’avoue que ces paroles me causèrent la plus déplaisante impression : c’était l’écroulement de tous mes projets., Et Klopstock mit le comble à mon désappointement en me parlant de la métrique allemande, de trochées, de spondées, de dactyles, et de mille autres choses qui d’avance me faisaient bâiller. Mais je ne me tins pas pour battu. Et, après l’avoir consciencieusement écouté, de nouveau je l’interrompis :

« — Maître, lui dis-je, vous m’avez parlé la dernière fois de Schiller en des termes si précis que j’ai eu la tentation de voir par moi-même si votre jugement était juste. J’ai donc lu une petite ode de Schiller, le Bonheur, et je dois vous avouer qu’elle m’a paru très belle.

« — Je ne l’ai pas lue, me répondit Klopstock : il y a déjà longtemps que je ne lis plus rien de Schiller. Il est si trivial, si commun, si plein de lui-même ! Son Hymne à la Joie, par exemple, c’est ce qu’on peut imaginer de plus répugnant. On l’a beaucoup vantée, de sorte que j’ai renoncé à dire ce que j’en pensais : à quoi bon parler à des gens qui ne veulent pas entendre ? Schiller a écrit trois tragédies : les Brigands, Don Carlos et Fiesque. La première est détestable, sans suite ni plan ; la seconde ne vaut pas mieux. Je l’ai vu jouer par d’excellens acteurs. J’étais là avec des dames : elles pleuraient d’attendrissement, mais moi j’attendais toujours une action, un nœud, et rien n’est venu. Fiesque est mieux composé : cela vient de ce que l’auteur en a trouvé le sujet dans l’histoire. C’est la meilleure œuvre de Schiller ; il faut que vous la lisiez. Les autres pièces, vous n’en viendriez pas à bout… Ce que je pense de Gœthe, je vous l’ai dit la fois passée. Son meilleur ouvrage est Werther. Sa tragédie grecque d’Iphigénie n’est pas grecque, ni dans le style, ni dans la conception. Tasso aussi est très inégal. Et pour ses Élégies, elles sont un vrai péché contre notre langue. »

Klopstock revint ensuite sur Wieland, qu’il tenait décidément pour le seul poète allemand pouvant être nommé après lui. Il parla de Gessner, le poète bucolique, de Voss. Puis la conversation remonta aux questions générales.

Mais Acerbi voulait encore savoir de Klopstock ce qu’il pensait de Jean-Paul.

« — Mon cher monsieur, Jean-Paul est à la mode en ce moment, comme un chapeau ou une robe. Nos dames en sont émerveillées. Une de ces enthousiastes a voulu, l’autre jour, me forcer à lui dire mon avis ; j’ai résisté, mais enfin j’ai dû m’ouvrir, et je lui ai dit ce que je vais vous répéter : que ce Jean-Paul est un écrivain de mode, avec une manière prétentieuse et affectée, des paroles creuses, des pensées