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conscience universelle d’une manière ignorée de nos pères. Il faut bien reconnaître qu’il y a quelque chose de nouveau dans les attentats qui se produisent, et dont, pour notre malheur, la France a été le principal théâtre. Ce qui est nouveau, ce n’est pas le meurtre du chef de l’État ; rien n’est plus ancien, au contraire ; mais ce sont les motifs qui le provoquent. Il y avait autrefois une idée politique, atroce à la vérité, dans les mobiles de l’assassin : aujourd’hui, c’est une idée sociale. L’assassin en veut à la société tout entière ; sa haine est générale et ne fait pas de distinctions : il tue pour tuer, quelquefois au hasard et sans choisir ses victimes, quelquefois en les choisissant, mais parce qu’il voit en elles, dans un chef d’État par exemple, une représentation plus complète de la collectivité qu’il a en horreur. Le crime change de caractère : il menaçait une personne ; maintenant il les menace toutes. On comprend dès lors que les consciences britanniques les plus solides dans leurs retranchemens y éprouvent quelques hésitations. C’est ce qui est arrivé à lord Salisbury. Ou plutôt il n’a pas hésité, il a pris délibérément son parti, et il a présenté à la Chambre haute une motion ayant pour objet de permettre au gouvernement d’expulser d’Angleterre les étrangers atteints de maladies contagieuses, les gens sans aveu et sans ressources, et aussi ceux qui s’y donnent rendez-vous pour préparer des attentats odieux contre la société. De ces maladies contagieuses, il n’est pas bien sûr que ces derniers ne soient pas atteints de la pire de toutes.

C’est un acte de courage qu’a accompli lord Salisbury. Tous les vieux préjugés anglais se sont dressés à l’encontre, et ils ont trouvé une expression virulente dans la bouche de lord Rosebery et de lord Kimberley. Lord Salisbury a été accusé de calomnier l’Angleterre, et de donner contre elle des armes à l’étranger. Est-il donc vrai, comme on lui reproche de l’avoir dit, ou du moins laissé entendre, que l’Angleterre soit la sentine de l’univers ? Le noble marquis n’est pas allé si loin. Il n’a pas mérité le déchaînement d’imprécations et d’injures auquel toute la presse libérale se livre à son égard. Il a cherché un remède à un danger très réel, et, bien que ce danger ne soit peut-être pas aussi menaçant pour l’Angleterre elle-même que pour d’autres nations, il n’en existe pas moins. Tous les pays civilisés, grands ou petits, ont une solidarité étroite : ils ne le sentent jamais mieux que lorsque l’un d’eux a été cruellement éprouvé, comme nous venons de l’être. Certaines choses qui semblaient obscures s’illuminent alors d’une lumière soudaine ; certains devoirs internationaux réapparaissent après avoir été trop longtemps oubliés. Ces vérités ont frappé vivement l’esprit de lord Salisbury et il a présenté sa motion. Après avoir été votée en première lecture par la chambre des Lords, cette motion a-t-elle chance de l’être d’une manière définitive, surtout par la chambre des Communes ? Cela est très douteux, au moins pour le moment ; mais lord Salisbury