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endiguer la poussée moscovite, relever contre elle des barrières, environner la Russie d’États reconstitués ou fortifiés avec mission spéciale de la contenir. Quand la victoire pouvait lui valoir de tels résultats, s’arrêterait-il à discuter la question des neutres. à réclamer de maigres concessions, à renouer des liens dont l’expérience lui avait démontré la fragilité ? Il dit crûment devant Berthier, Caulaincourt et Bessiêres : « Alexandre se f… de moi ; croit-il que je suis venu à Wilna pour négocier des traités de commerce ? Il faut en finir avec le colosse du Nord, le refouler, mettre la Pologne entre la civilisation et lui. Que les Russes reçoivent les Anglais à Archangel, j’y consens, mais la Baltique doit leur être fermée… Le temps est passé où Catherine faisait trembler Louis XV et se faisait prôner en même temps par tous les échos de Paris. Depuis Erfurt, Alexandre a trop fait le fier ; l’acquisition de la Finlande lui a tourné la tête. S’il lui faut des victoires, qu’il batte les Persans, mais qu’il ne se môle plus de l’Europe ; la civilisation repousse ces habitans du Nord. »

Résolu d’arracher aux Russes l’abandon total ou partiel de leurs conquêtes, il comptait toujours l’obtenir d’eux à bref délai, par quelques coups retentissans et hardis, dont il saurait retrouver l’occasion. Son espoir était encore qu’Alexandre, aussi prompt à désespérer qu’accessible à d’orgueilleuses illusions, s’humilierait et viendrait à résipiscence dès qu’il aurait réellement senti le fer. Pour surprendre plus rapidement au tsar cette soumission, il importait de ne pas la lui rendre par trop pénible dans la forme, de laisser à cet ancien allié le chemin du retour ouvert et même facile. Napoléon s’était donc résolu, sans vouloir écouter sérieusement Balachof, à l’accueillir avec politesse, afin d’encourager pour l’avenir de nouveaux envois ; il chercherait à maintenir entre les souverains, malgré la guerre, des communications suivies, afin qu’Alexandre, au premier trouble qui s’emparerait de son âme, après une ou deux batailles perdues, sût où s’adresser pour capituler et faire parvenir des paroles de paix et de repentir. Toutefois, désireux de hâter par d’autres moyens ce moment d’abandon, il affecterait devant Balachof une assurance sans bornes, une confiance imperturbable ; se proposant d’épouvanter le Russe par l’étalage de ses forces et de ses ressources, il donnerait à sa courtoisie un ton d’écrasante supériorité.

Le 1er juillet, à dix heures du matin, il envoya chercher Balachof par un chambellan. Amené au palais, t’aide de camp fut introduit dans la salle où il avait vu Alexandre pour la dernière fois et qui servait maintenant de cabinet à l’empereur des Français ; rien n’y était changé, sauf le maître. Dans la pièce d’à côté, Napoléon finissait de déjeuner ; après quelques minutes, Balachof entendit