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fond des choses. Supérieurement, il mit en relief ce qu’avait eu depuis longtemps de louche et de suspect la conduite d’Alexandre. Il fit sentir que ce prince s’était acheminé irrésistiblement à la guerre du jour où il avait laissé des personnages équivoques, — notoirement connus pour nos adversaires, — se rapprocher de sa personne et surprendre sa confiance. Autour de lui, dans sa société intime, qui voyait-on ? Etaient-ce des Russes, possédant le sens et la tradition de la politique nationale ? Point ; on ne voyait qu’un groupe d’étrangers, un conseil cosmopolite, un comité d’émigrés et de proscrits, Stein le Prussien, Armfeldt le Suédois, Wintzingerode, déserteur de nos armées, d’autres encore, éternels artisans d’intrigue et de discorde. Avec raison, Napoléon montrait, abrités et embusqués derrière le prince qui lui avait juré d’être son ami, ses ennemis personnels et acharnés, ceux qu’il avait retrouvés de tout temps en son chemin, ameutant les rois, fomentant la conspiration européenne. Chassés par lui de tous les pays où s’exerçait son pouvoir, ils étaient allés en Russie lui ravir l’allié qu’il croyait avoir subjugué par l’ascendant de son génie, et sa colère éclatait contre ces séducteurs, contre le monarque faible qui s’était laissé reprendre et suborner.

En vain s’était-il promis d’être calme, de montrer plus de pitié que de courroux, de gronder amicalement et de haut. Emporté par ses haines, il manquait à l’engagement pris envers lui-même, ne se contenait plus, frappait et blessait. Sa voix devenait brève et stridente ; ses phrases étaient autant de traits chargés de passion ou de venin ; chaque mot portait sa griffe.

L’empereur Alexandre, disait-il, se pique de sentimens élevés ; il veut être un chevalier sur le trône. Est-ce se conformer à cette règle que de s’entourer d’hommes vils, honte et rebut de l’Europe ? Parmi les Russes eux-mêmes, quels sont ceux qu’il choisit pour leur confier le commandement de ses armées et le sort du pays : « Je ne connais pas le Barclay de Tolly, mais Bennigsen » — Bennigsen, qui doit à ses crimes une célébrité affreuse : en cherchant sur les mains de cet homme, on y trouverait une tache de sang, et de quel sang ! L’allusion à l’assassinat de Paul Ier, au forfait où Bennigsen avait trempé et qui avait avancé le règne d’Alexandre, était sur les lèvres de l’empereur ; il la laissa plus d’une fois percer dans son langage.

Si ardentes que fussent ses colères, il savait toujours les gouverner et s’en servir pour atteindre son but. Ce qu’il veut aujourd’hui, c’est moins offenser Alexandre que le terrifier ; il veut lui faire honte, mais surtout lui faire peur. Son but est de prouver que le tsar, en se livrant à des étrangers, en épousant leurs rancunes, s’aliène le sentiment national, qui s’insurgera contre lui à