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l’empereur lui-même parut gêné et presque déconcerté. Il changea de conversation, revint à Balachof, s’entretint encore quelque temps avec lui et finit par le congédier avec aménité. Il lui fit pourtant remettre, comme adieu, avec la lettre préparée pour l’empereur Alexandre, un exemplaire de la belliqueuse allocution qu’il avait adressée à ses troupes en leur ordonnant de franchir le Niémen : c’était sa réponse à la demande de repasser le fleuve. S’adressant à Berthier et l’appelant familièrement par son prénom : « Alexandre, lui dit-il, vous pouvez donner la proclamation au général, ce n’est pas un secret. »

Tandis que Balachof quittait le palais et se préparait à monter en voiture, pour rejoindre son empereur, un vif incident se passait chez Napoléon et formait l’épilogue de ces scènes. Se retrouvant avec les siens, l’empereur s’était rapproché de Caulaincourt, qui demeurait à l’écart, le visage douloureux et amer. Fâché et presque honteux d’avoir affligé ce serviteur fidèle, cet ami, il voulut finir leur brouille et essaya de guérir la blessure qu’il avait faite. Il dit au duc, sur un ton de bienveillante gronderie : « Vous avez eu tort de vous courroucer, » et pour prouver qu’il n’avait fait qu’une plaisanterie, il affecta de la continuer. « Vous vous attristez sans doute, dit-il, du mal que je vais faire à votre ami. » Il répéta ensuite son éternelle phrase : « Avant deux mois, les seigneurs russes forceront Alexandre à me demander la paix. » Il prit aussi la peine d’expliquer une dernière fois au duc et aux personnages présens pourquoi il faisait cette guerre, mêlant toujours le vrai et le faux, rappelant avec raison que l’alliance de la Russie n’avait été qu’un leurre, une ombre mensongère, et concluant à tort de ce fait qu’une guerre d’invasion dans le Nord s’imposait, qu’elle était la plus utile et la plus politique de ses entreprises, qu’elle conduirait nécessairement à la paix générale.

Mais Caulaincourt ne l’écoutait plus ; tout entier à son outrage, au soin de défendre son honneur, il se mit avec une extrême vivacité à relever le propos qui l’avait meurtri. Il dit, il cria presque qu’il s’estimait meilleur Français que les fauteurs de cette guerre : « Il se faisait gloire, puisque Sa Majesté le publiait, de la désapprouver : au reste, puisqu’on suspectait son patriotisme et sa fidélité, il demandait à se retirer du quartier général, à s’en aller tout de suite, le lendemain même ; il sollicitait de Sa Majesté un commandement en Espagne et la permission de la servir loin de sa personne. » En vain l’empereur s’efforçait-il de le consoler par des paroles de bonté, il allait toujours, cédant à son indignation, perdant toute mesure ; il ne semblait plus maître de sa parole et de ses gestes. Les autres grands officiers l’entouraient et tachaient de l’apaiser, consternés de cet éclat, épouvantés de cette hardiesse,