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trace et qu’elle nous révèle parfois plus profondes entre jeunes gens du même âge qu’entre maîtres et élèves.

Mais Zurbaran avait de bonne heure trouvé la voie dans laquelle il persévéra toute sa vie, avec un talent et une originalité auxquels il ne nous paraît pas qu’on ait rendu suffisamment justice. Né vingt ans avant Murillo, il n’a jamais comme lui mêlé à ses compositions religieuses cette grâce un peu maniérée qui est entrée pour une bonne part dans le succès et la réputation de son jeune émule. Avec une gravité constante et une science impeccable, Zurbaran est resté, par excellence, le peintre de la piété espagnole dans ses aspirations les plus austères et les plus élevées. Les impressions qu’il produit sont d’autant plus fortes qu’il se retrempe sans cesse dans l’étude de la nature, et, bien qu’il n’ait jamais peint de portraits isolés, ses tableaux ne sont guère que des collections de portraits. Mais si diverses que soient les figures qu’il y introduit, toutes sont expressives, subordonnées à l’unité de son œuvre et à son éloquente signification. Dans ce monde très particulier où il nous mène, il marque nettement les différences des tempéramens, et nos deux tableaux du Louvre permettraient, au besoin, d’apprécier toute la valeur de ce grand artiste[1] qui, avec des moyens si discrets, a su être si personnel. En aucun pays, dans aucune école, vous ne rencontrerez des types plus nobles, des âmes plus convaincues, des vies plus saintes. La sobriété extrême des accessoires et des costumes, la nudité des intérieurs s’accordent avec ces existences vouées au renoncement, maîtresses d’elles-mêmes, à la fois monotones et ardentes. Zurbaran est le peintre des moines. Personne n’a su, comme lui, représenter leurs visages extatiques, leurs yeux enflammés, la noblesse inconsciente de leurs attitudes, et jusqu’à ces belles draperies qui semblent elles-mêmes s’associer à leurs prières, façonnées et comme moulées dans leurs plis par les habitudes régulières de l’oraison. Derrière ces productions si nombreuses dont la perfection ne s’est jamais démentie, on se plaît à retrouver chez l’artiste l’accord d’une vie sainte et remplie par le travail. Aussi amoureux de son art qu’épris d’obscurité, Zurbaran aimait à quitter la ville pour aller poser son chevalet dans quelque cloître accroché aux flancs des sierras abruptes et solitaires. Vivant dans un commerce étroit avec ses modèles, et partageant leur règle, il reconnaissait l’hospitalité qu’ils lui donnaient en peignant sur les murailles de leurs chapelles les actes d’humilité, de détachement, de charité dont leurs patrons leur avaient

  1. Ils sont, comme on sait, inspirés par la vie de saint Bonaventure et ils faisaient partie d’un ensemble que M. C. Justi a su reconstituer en y rattachant deux autres toiles des musées de Dresde et de Berlin.