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épris comme lui de cette nature italienne, à laquelle il ne put jamais s’arracher. Notre Poussin logeait, en effet, à quelques pas de là, et il est permis de se demander, avec M. Justi, si ces deux hommes de tempéramens bien dissemblables, il est vrai, mais si bien faits pour s’entendre, ne se sont point connus. D’après une indication empruntée à Sandrart, Velazquez aurait acheté à son confrère son tableau de la Peste, pour le compte du roi d’Espagne ; mais sans qu’on en sache le motif, la plupart des acquisitions signalées par l’écrivain allemand ne furent point livrées, et nous manquons tout à fait de renseignemens sur les rapports qui ont pu exister entre les deux artistes.

Quoi qu’il en soit, à la suite d’un accès de fièvre, Velazquez avait été forcé de quitter la villa Médicis pour se rapprocher du palais de l’ambassadeur qui, jusqu’à son entier rétablissement, fit donner à son compatriote les soins les plus attentifs. Son séjour à Rome s’étant prolongé davantage, le peintre avait pensé à exécuter pour Philippe IV un pendant à ce tableau des Buveurs que le roi avait accueilli avec une satisfaction si marquée. Il arrêta son choix sur un épisode mythologique, et peut-être le désir de faire ses preuves vis-à-vis des artistes de Rome et de montrer qu’à l’occasion il était aussi capable qu’aucun d’eux de peindre le nu, avait-il décidé de ce choix. Mais si nous n’étions pas renseignés à cet égard, il nous serait à peu près impossible de reconnaître le sujet de cet épisode, car, jusque-là, il n’avait jamais été représenté et la façon dont Velazquez l’a conçu est absolument faite pour nous dérouter. On s’imaginerait difficilement, en effet, qu’il s’agit ici du dieu du Soleil informant le dieu des Enfers de ses infortunes conjugales. Ce forgeron aux traits vulgaires qui lance sur son interlocuteur des regards courroucés et ces ouvriers qui, d’un air narquois, écoutent le récit des mésaventures de leur patron, n’ont assurément rien à voir ni avec Vulcain, ni avec les Cyclopes. Ce sont de braves Espagnols surpris en plein travail, dans leur atelier, par l’apparition d’un visiteur inattendu et qui interrompent un moment leur tâche accoutumée. Comme pour les Borrachos, Velazquez ne s’est inspiré que de la nature et, si l’on ne savait qu’il a peint cet ouvrage en Italie, on croirait à voir les types mêmes de ses modèles et le cadre familier où il les a placés, qu’il l’a exécuté dans sa patrie.[1]. On n’y découvre d’ailleurs aucune réminiscence des œuvres avec lesquelles il vient de vivre et qui ont dû le frapper ; la composition, au contraire, est absolument personnelle. La seule transformation qui se soit opérée dans

  1. C’est une tradition qu’il aurait fait poser pour ce tableau des gens faisant partie de la maison de l’ambassadeur d’Espagne.