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les peuples. Les plus hautes et les plus puissantes des forces qui gouvernent les hommes, au lieu de les tenir séparés en races ennemies, ignorent les différences de races. La foi, la pensée, la science, le crédit ne sont pas des puissances nationales, mais humaines, et poussent le monde à l’unité.

Mais ces faits incontestables autorisent-ils à conclure que cette unité anéantira la patrie, et que l’anéantissement de la patrie assurera la paix ?

Je suppose toute la prophétie accomplie, les hommes de toute race assemblés en une société unique. Tolstoï dit que la guerre serait supprimée ; est-il sûr qu’elle ne serait pas étendue ? Oh l’étrange philosophie de croire que la race est l’unique cause des discordes, et que le loup survivant dans l’homme ne saura pas se glisser au combat par d’autres chemins ! Tolstoï n’a-t-il pas relevé une de ces traces nouvelles quand il nous montre la multitude de plus en plus indifférente aux questions politiques, mais de plus en plus passionnée pour les questions sociales. Ces questions sont-elles autre chose que des conflits ? Pour les soulever, pour les aigrir, n’y a-t-il pas là aussi des chefs qui ont intérêt à la lutte, et qui par des manœuvres, des mensonges, et un faux point d’honneur, entretiennent une discipline aveugle dans les masses ? Ces chefs ne disent-ils pas avec Tolstoï que le patriotisme est l’ennemi ? Mais tandis que lui prétend le détruire pour fonder la paix, eux le veulent supprimer pour faire plus efficacement la guerre. Les séparations que la patrie maintient encore entre les races mettent obstacle à l’unité de vues, de gouvernement et d’action qui doit, dans le monde entier, conduire la lutte du prolétariat contre le capital. Sous les haines vieillies du patriotisme poussent de jeunes haines plus vigoureuses, et des formes nouvelles de division ont hâte de remplacer les formes mortes. Que servirait pour la paix qu’il n’y eût plus d’Allemands, de Français, de Russes, d’Anglais, mais seulement des hommes, si, à la place des anciennes armées, deux armées restent, celle des riches et celle des pauvres ? La guerre serait-elle plus rare, quand au lieu de diviser de loin en loin, pour des causes passagères et sur un faible partie du monde, quelques-unes des familles humaines, elle régnerait dans tout l’univers, perpétuelle comme la faim ? Serait-elle plus douce, lorsque, s’agissant de déplacer non des bornes sur une frontière, mais la richesse et tous les avantages de la vie, elle nous ramènerait presque aux bénéfices des guerres antiques et à leur férocité ?

Et pas plus que la suppression des patries n’assurerait la paix, pas plus il n’est probable que les patries doivent disparaître. Etablir