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plusieurs lettres, laisse dans son théâtre des loges d’artistes vides avec les noms de Fleury, Talma, Dugazon, Dazincourt sur les portes. Cependant, les comiques, Dazincourt, Fleury, Bellemont, Champville, Mmes Lachassaigne, Suin, Louise et Emilie Contat, Lange, Devienne, Mars demeurent à Feydeau ; à la reprise du Mariage de Figaro, une bande de voleurs se mit en devoir de détrousser les spectateurs à main armée, comme sur un grand chemin ; elle put mener à bien l’entreprise, qui, détail plus surprenant encore, demeura impunie.

Le 17 fructidor 1797, on donnait au théâtre Louvois les Trois frères rivaux, de Lafont, où, par une fâcheuse coïncidence, un valet intrigant avait nom Merlin, comme le ministre de la Justice. « Monsieur Merlin, dit un personnage de la pièce, vous êtes un coquin ! » Le public crée l’allusion, applaudit. — « Monsieur Merlin, continue l’acteur, vous finirez par être pendu ! » — Cette fois, c’est du délire, on crie, on trépigne. Le directeur s’empressa doter la pièce du répertoire, peine perdue ; quelques jours après le 18 fructidor, Merlin, devenu directeur, se vengeait en fermant brusquement le théâtre. En 1798, 1e théâtre de la République, le théâtre Feydeau sont fermés à leur tour, et voilà nos artistes à vau-l’eau. La dépréciation des assignats, l’incertitude du lendemain, la médiocrité des recettes, les faillites ajoutent aux difficultés de l’existence matérielle : le 1er août 1795, le louis d’or vaut 920 francs en assignats ; le 1er janvier 1796, 4600 francs ; le 1er mars, 7 200. Aussi les directeurs se voient-ils forcés d’établir une série de tarifs, d’augmenter graduellement le prix nominal des places. On finit par payer 1 000 francs une place de balcon, 150 un simple parterre ; à l’Opéra-Comique, la recette de 1795-1796 dépasse le chiffre de 14 millions. Il est vrai que deux paires de brodequins pour Michu et Carline se paient 4 000 livres, et que les droits d’auteur atteignent des chiffres flamboyans. Arnault reçoit 13 à 1 400 000 fr. d’assignats pour sa pièce d’Oscar jouée au théâtre de la République. « La France est plus pauvre que jamais, dit-il à sa mère en rentrant. — Et pourquoi, mon ami ? — C’est que me voilà millionnaire. »

Le ci-devant Théâtre Français du Luxembourg est rouvert en 1797, s’appelle désormais l’Odéon, et, parmi les obligations imposées aux entrepreneurs Dorfeuille, Le Clerc et Le Page, figure celle de remettre l’intérieur de la salle dans son premier état, d’y réunir les meilleurs artistes dans tous les genres, d’y former une espèce d’Institut dramatique. Dorfeuille se décerne le titre de Père du Théâtre, promet de reculer les bornes de l’art, de dépasser les froides et vieilles copies de l’ancienne comédie française ;