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de maquignon de village, vouée dans son enfance aux rudes travaux de la campagne, puis demoiselle de compagnie d’une dame de Valenciennes, elle ne sait rien ; et les nécessités de la lutte pour la vie ne lui ont pas même permis d’acquérir ce fonds de connaissances vagues qui préserve de certaines âneries. Une représentation théâtrale à Paris lui a révélé sa vocation ; une société dramatique de Valenciennes lui a fourni l’occasion de se la prouver. Débrouiller son intelligence, extraire de la gangue le diamant brut et le tailler sommairement, elle n’avait pas le loisir de songer plus loin ; et tant pis après tout si elle émet un jour le regret de n’avoir jamais visité cette Troie dont elle parle si souvent, si elle gémit sur ce pauvre Henri IV, qui vivrait peut-être encore sans le coup de couteau de Ravaillac ! Tant pis, si Legouvé, son professeur, n’a jamais pu la corriger de son hoquet tragique ! Cela ne l’empêche point d’enlever le public dans Marie de Médicis et dans vingt autres rôles ; car les connaisseurs, la jeunesse, les élèves de l’Ecole polytechnique, tiennent pour elle. Le ménage Talma et Bourgoin ne s’associe pas au déchaînement du tripot, et elle a trouvé un protecteur influent, le général Valence qui mène Mme de Montesson : or, celle-ci est l’oracle de la nouvelle cour ! Duchesnois déclamera chez elle, Mme Bonaparte voudra l’entendre et la comblera de faveurs. Mémoire de sauvage, passion du métier, tempérament infatigable, geste noble, aisé, toujours juste, ces dons font ressortir l’art exquis avec lequel elle sait passer du ton de la colère à celui de la tendresse, et l’harmonie de sa voix, une voix superbe, riche, sonore, profondément pathétique, qui contient et inspire l’émotion, si différente de celle de Raucourt que raillait âprement Joseph Chénier :


Ô Phèdre ! en tes amours que de vérité brille !
Oui, de Pasiphaé je reconnais la fille,
Les fureurs de sa mère et son tempérament,
Et l’organe de son amant !


« Personne, écrit M. Ernest Legouvé, n’a joué et ne jouera comme elle le troisième acte de Marie Stuart. » Quand elle sortait de sa prison, éperdue de joie, folle d’ivresse, les bras tendus, les regards comme noyés dans le ciel, et sa voix se répandant en flots d’or dans l’espace, elle avait l’air de vouloir s’emparer des arbres, des nuages, de la lumière. Dans le rôle d’Ariane, lorsqu’elle apprenait que Phèdre sa sœur venait d’être enlevée par Thésée, sa surprise, son désespoir, l’anéantissement de ses facultés, ses yeux sans regards, le frémissement de son corps en prononçant