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une de ses tournées de cabotage, il était allé dans le port de Beaufort avec un chargement de bois de charpente… eh bien ! il est passé par un cimetière de ce côté-là et il a vu sur une pierre le nom de quelque jeune soldat du Sud qui avait été tué pendant la guerre. Au-dessous il y avait : « Mort pour son pays. » Daniel savait bien mes idées sur les agissemens de la Caroline du Sud, et j’ai senti en effet la moutarde me monter au nez ; mais tout à coup il m’est venu je ne sais quelle idée, qui m’a fait dire : « Eh bien ! c’est possible tout de même, pauvre diable, quand on réfléchit à l’ensemble des choses. »

Les autres ne répondirent pas.

— Voyons ce que nous pourrions faire cette année, reprit Merrill avec insistance. Que nous ne soyons pas nombreux, ça m’est égal. Rassemblons ce qu’il y a d’hommes. Combien ? Je me rappelle qu’il en est parti en tout trente-sept du vieux Barlow.

— Il ne doit guère en rester que huit en comptant Martin Tighe, et celui-là ne marche pas, dit Stover. Ma foi, non, ça n’en vaut guère la peine pour si peu !

Mais les camarades ne tinrent aucun compte de sa désapprobation.

— Neuf en tout, fit Asa Brown, après avoir réfléchi et compté sur ses doigts deux ou trois fois. Je ne peux pas faire que nous soyons davantage. Jamais je n’ai retenu les chiffres dans ma tête.

— Je trouve neuf aussi, dit Merrill. Tant pis, nous transporterons Martin à cheval et Jesse Dean de même, s’il le veut bien. Il est joliment vif sur ses deux cannes, et il faut voir comme Jo Wade se sert de sa béquille, pourvu qu’il n’ait pas à faire trop de chemin. Bien sûr nous ne les laisserons jamais aller à pied ; ils sont trop décrépits ; mais nous leur ferons mettre tout ce qui reste de leurs uniformes et nous tâcherons d’avoir avec nous un fifre et un tambour pour faire aussi bonne figure que possible.

— Tiens, justement un des garçons de Martin Tighe, le second, joue du fifre comme personne ! s’écria John Stover saisi d’enthousiasme tout à coup. Si vous êtes décidés tous les deux, causons demain avec le ministre et voyons ce qu’il dira. Peut-être qu’il voudra bien annoncer la chose. On se procurera des tas de bouquets. Le mieux sera de réunir un meeting et d’en causer ensemble, le premier jour de la semaine ; ça ne nous dérangerait pas beaucoup de marcher du vieux cimetière à la maison des pauvres et de faire le tour par le sentier du doyen Elwell pour passer devant les deux pierres qu’il a dressées en mémoire de ses fils quand ils ont sombré sur le vaisseau de guerre. On remarque ces pierres-là