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monde se connaissait dans le village de Barlow ; mais quand les camarades parurent l’un après l’autre, revêtus de ce qui leur restait de l’uniforme depuis longtemps déposé, ils sentirent que l’événement était plus grand qu’ils ne l’avaient pensé, que la cérémonie, si simple qu’elle fût, dépasserait leur attente. Il leur semblait impossible de se servir des plaisanteries de tous les jours, de se faire l’accueil accoutumé. Certes les habits bleus râpés, les casquettes ternies avaient un air passablement antique et fané. L’un des hommes n’avait rien conservé que son bidon rongé par la rouille et son fusil, mais il les portait comme des emblèmes sacrés. Il avait depuis longtemps usé ses habits militaires, étant, lorsqu’on lui avait donné son congé, trop pauvre pour en acheter d’autres.

La porte de l’église s’ouvrit et les vétérans sortirent sans se laisser intimider par la foule silencieuse. Ils descendirent les degrés deux par deux et se mirent en ligne, comme si personne ne les eût regardés ; leurs brèves évolutions ressemblaient à l’accomplissement d’un rite mystique. Les deux boiteux s’obstinèrent à marcher de leur mieux, mais le pauvre Martin Tighe, plus infirme encore, fut porté dans la meilleure charrette de Henry Merrill, où il se tint droit et martial avec son gars pour conducteur. Il y avait, devant lui, planté à la place du fouet, un petit drapeau qui flottait au vent. N’étant pas sorti depuis si longtemps, Martin par sa seule apparition en plein air excitait l’intérêt ; tout le monde lui accorda grande attention, même ceux qui étaient le plus las de contribuer à sa subsistance, qui lui en voulaient le plus de l’incapacité de sa femme, qui lui reprochaient d’avoir beaucoup trop d’enfans ; même ceux qui prétendaient que malgré sa petite pension, sa jambe fracassée, sa main gauche sans doigts et sa vue affaiblie il eût été, s’il l’avait voulu, parfaitement capable de gagner sa vie et celle de sa famille ; — oui, ceux-là mêmes venaient le complimenter. Bien sûr, il était bavard et flâneur, bien sûr sa femme avait une manière insupportable de se plaindre qui équivalait à mendier, surtout depuis que ses fils en grandissant commençaient de se rendre utiles. On savait d’ailleurs qu’ils avaient deux proches voisins qui ne les laissaient pas manquer du nécessaire, de sorte que beaucoup d’autres, ayant leur part de soucis, se trouvaient de bonnes excuses pour les oublier du commencement à la fin de l’année et les traiter de maladroits. Mais nul ne s’avisa de regarder Martin Tighe de travers le jour de la Décoration, tandis qu’assis dans la charrette il montrait au soleil sa figure aussi blême que celle d’un prisonnier et son pauvre corps amaigri. Et, de son côté, il tendit