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enfans à nourrir et à élever. S’il avait été sage, il aurait consenti à faire dans ce monde autre chose que des tragédies. On lui avait maintes fois proposé d’écrire dans les journaux, et il n’aurait tenu qu’à lui d’obtenir une place dans les bureaux d’un ministère.

Que ne suivait-il l’exemple d’un autre poète autrichien, plus âgé que lui d’un an ? En sortant de l’université, Hamerling, le futur auteur d’Ahasvérus à Rome, avait donné des leçons au Theresianum ; plus tard, pour venir en aide à sa mère, il avait demandé et obtenu une place au lycée de Trieste. « Vos tragédies ne seront jamais qu’un triste gagne-pain, disait-on de toutes parts à Nissel ; faites quelque chose à côté. » Et sa sœur elle-même, la plus dévouée des Antigones, lui donnait ce conseil. Il entrait alors dans de terribles agitations d’esprit. Il répondait qu’on ne le connaissait pas, qu’il ne pouvait remplir aucune place, s’astreindre à aucune obligation déterminée, et il répétait que, depuis que le monde était monde, on n’avait jamais vu de poète aussi esclave de son inspiration. — « Quelle figure ferais-je dans un bureau ? Demandez-moi d’écrire de beaux vers, je suis votre homme ; mais rédiger un simple rapport ou la minute d’une lettre officielle, impossible. Je ne puis non plus être journaliste ; rédacteur ou reporter, je passerais mon temps à mordiller ma plume, sans voir rien sortir de mon écritoire. Prenez-moi pour ce que je suis. Exiger que je m’accommode d’un métier pour lequel je ne suis pas fait, c’est vouloir hâter une catastrophe, depuis longtemps préparée, où je laisserais ma vie et ma raison. »

Devant une réponse si tragique, il ne restait qu’à s’incliner. À la bonne heure, mais de grâce mettez votre orgueil sous vos pieds, et ne rougissez plus de tendre la main. Il la tendait et s’obstinait à rougir. Hamerling avait été plus heureux que lui. Lorsqu’une maladie chronique l’obligea à prendre sa retraite, une généreuse inconnue, enthousiaste de son talent, lui assura une rente viagère qui le mit à jamais à l’abri du besoin. Il ne se trouva aucune noble inconnue assez éprise des drames de Nissel pour le mettre en état de ne plus manger le pain des autres. Il alla vivre avec sa sœur, prélevant une dîme sur les modestes revenus qu’elle tirait de ses leçons de musique et lui donnant ses enfans à élever. À la pension de 750 marks qu’il touchait s’ajouta un secours de l’État, qui malheureusement ne lui était octroyé que d’année en année ; les douze mois accomplis, il fallait le solliciter de nouveau. Et sa maudite fierté lui adressait de perpétuels reproches : « Je mendie, je mendie, s’écriait-il, je serai l’éternel nécessiteux. » C’était là le vautour ou l’épervier qui lui rongeait le cœur.

Mais je me trompe, et je n’ai pas dit encore son plus grand malheur. N’eût-il goûté dans sa carrière d’auteur dramatique que des plaisirs sans mélange, quand il aurait vu à ses pieds tous les directeurs de théâtre se disputant ses pièces et le suppliant de faire leur fortune avec la sienne, quand Agnès de Méranie et la Magicienne, représentées