Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 124.djvu/725

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

plantées chez lui, presque sans transition avec un état politique fort différent. Si ce vin capiteux tourne tant de têtes en Occident, au milieu de civilisations vieillies et qui en ont une longue pratique, on peut juger de l’effet qu’il produit sur un peuple jeune, actif, intelligent, épris de nouveautés, amoureux de progrès, mais inexpérimenté, qui a tout appris des autres et peu de choses encore par lui-même. Les journaux sont remplis des griefs qu’il a ou qu’il croit avoir non seulement contre la Corée, mais contre l’Europe. Il a fait des traités d’amitié et de commerce, en 1882 avec les États-Unis, en 1883 avec l’Angleterre et la Russie, en 1885 avec l’Allemagne et l’Italie, en 1886 avec la France : ces traités ne suffisent plus à ses prétentions, il les supporte avec impatience, et l’opposition, qui va tous les jours grandissant, en réclame, soit la dénonciation pure et simple, soit une exécution judaïque qui amènerait les puissances à proposer elles-mêmes de les réviser. Les questions, les interpellations se multiplient au parlement de Tokio tout comme chez nous, et le gouvernement est obligé d’avouer son impuissance. Deux fois, coup sur coup, la Chambre a été dissoute, une première fois en décembre 1893, et une seconde au mois de mai dernier. On est à la veille d’élections nouvelles. En pareil cas, presque tous les gouvernemens sont tentés de regarder une diversion à l’extérieur comme une circonstance profitable. Quant à reculer dans les affaires de Corée, après tant de dépenses déjà faites, et avant d’avoir obtenu des satisfactions jugées suffisantes, le ministère du comte Ito ne le pourrait pas sans s’exposer à une chute certaine. Si la guerre éclate, le véritable motif en sera dans cet ensemble de faits. On essaiera certainement de la localiser entre la Chine et le Japon, et sans doute on y parviendra ; mais l’Angleterre, la Russie, les États-Unis ne peuvent guère se désintéresser de ses conséquences. Le champ d’action de la diplomatie contemporaine s’est agrandi singulièrement : qui sait si on ne verra pas un jour des congrès de Vienne, de Paris ou de Berlin se réunir pour régler les affaires de l’Extrême-Orient ?

Une heureuse nouvelle est arrivée la semaine dernière à Rome, et nous nous en réjouissons très sincèrement pour nos voisins. Le général Baratieri, après un combat très honorable pour les armes italiennes, s’est emparé de Kassala. Quelques journaux anglais, le Standard entre autres, nous reprochent d’avoir appris cet événement sans aucun enthousiasme : ils se sont tout à fait trompés sur nos sentimens. Nous recherchons avec l’Italie ce qui nous rapproche et non pas ce qui nous divise, et lorsque nous pouvons applaudir à un de ses succès, nous le faisons en toute cordialité. Bien loin d’éprouver le moindre déplaisir de la prise de Kassala, nous verrions très volontiers l’Italie continuer son expansion dans la voie où elle vient de faire un pas décisif. À Kassala, elle est sur un affluent du Nil, ce qui est déjà une position très