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principe d’austérité morale qu’il n’imposait à personne autour de lui et dont il est plus que douteux qu’il fît l’application à lui-même dans sa vie privée. C’eût été de plus un scrupule entièrement nouveau, car il n’avait fait aucune difficulté d’entretenir avec la duchesse de Château roux un échange de lettres et de portraits qui ne se ressentait nullement d’un puritanisme si rigoureux, et ce n’était pas la différence d’une grande dame à une bourgeoise qui importait à la morale plus qu’à la politique.

Voltaire raconte bien, il est vrai, dans une lettre à sa nièce Mme Denis, que, chargé par Mme de Pompadour d’offrir ses respects au roi de Prusse, il n’obtint de lui que cette sèche réponse : Je ne la connais pas. — « Je compris alors, dit-il, que nous n’étions pas au Lignon », et il en fut réduit à composer lui-même un madrigal pour offrir à Vénus le compliment de Mars. — Mais il faut croire que Frédéric tenait, ce jour-là, à se faire voir au public philosophe que Voltaire venait représenter auprès de lui, dans une pose de convention, car ses correspondances récemment publiées nous font assister à un dialogue entre les ministres de Prusse et leur souverain sur ce sujet délicat où il ne joue pas ce rôle de censeur des mœurs.

Chambrier, par exemple, lui écrit que le crédit de Mme de Pompadour devient très apparent depuis qu’elle assiste aux conférences du roi avec le ministre Puisieulx, il lui rappelle à cette occasion, qu’étant sa plus ancienne connaissance parmi les ministres étrangers elle lui a fait des agaceries dans le voyage de Fontainebleau sur ce qu’elle ne le voyait pas assez souvent… puis il demande s’il ne conviendrait pas de voir « si on peut faire quelque chose par son moyen… et tâcher de la rendre de bonne foi et ardente pour Votre Majesté. — Il m’est indifférent, répond le roi, à qui de l’un ou de l’autre sexe je dois m’adresser, pourvu que tout succède à bien. C’est pourquoi je laisse à votre dextérité et à votre prudence de faire à Mme de Pompadour autant de visites et de politesses et même d’insinuations et d’assurances de ma part que vous trouverez convenables à mes intérêts. »

L’autorisation, bien que formelle, n’est pas conçue, j’en conviens, en termes bien chaleureux, mais Frédéric n’avait nulle confiance (et il n’avait pas tort) dans la dextérité de l’honnête Neuchâtelois qui le représentait à Versailles, et en qui il ne trouvait lui-même pas plus de finesse d’esprit, ni de grâce de manières qu’on n’en accordait généralement aux Suisses ses compatriotes. En concurrence avec Kaunitz, Chambrier était sûr de ne pas soutenir la comparaison et Frédéric faisait bien de ne pas trop le presser de s’y exposer[1].

  1. Pol. Corr., t. VIII, p. 313, 29 mars 1751.