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Pendant que Kaunitz quittait Versailles, Hautefort, de son côté, retournait en France, rappelé par le soin de ses affaires privées, dégoûté peut-être aussi de n’avoir pu faire partager ses vues à ses supérieurs. L’impératrice le vit partir avec regret et sans cacher sa contrariété de la froideur obstinée qui répondait à ses avances. Quelques jours après le départ de l’ambassadeur, le chargé d’affaires qui le remplaçait étant venu à la cour annoncer la naissance d’un fils de la dauphine, la princesse lui témoigna la joie la plus vive, et, lui serrant le bras avec une sorte d’enthousiasme : — « Croyez-moi, dit-elle, monsieur Dumont, je suis Française plus qu’on ne le pense. » — Mais le successeur d’Hautefort arrivait mis en garde par ses instructions contre des politesses dont on lui avait enjoint de se méfier. Il ne rechercha aucune confidence, et on ne lui en offrit pas. Rien ne l’empêcha de suivre à la lettre les instructions ministérielles qui lui étaient données dans ces termes maussades :

« Chargé d’exposer avec franchise à Leurs Majestés Impériales les véritables sentimens du roi, le sieur d’Aubeterre saura se tenir en garde contre les complimens affectueux d’une cour artificieuse qui ne s’est jamais occupée que de son intérêt particulier. Il ne doit cependant montrer aucune méfiance a cet égard, mais, en paraissant convaincu de la sincérité apparente de LL. MM. II., il aura soin d’épier toutes leurs démarches. Il tâchera de pénétrer si la cour de Vienne ne songe point à enfanter de nouveaux projets, à faire de nouvelles alliances, à réveiller d’anciennes prétentions, ou bien à en former de nouvelles[1]. »

La plume qui a tracé ces lignes est bien la même qui, presque à la même date, rappelle au ministre de France à Berlin de bien remarquer que « la gloire et la sûreté du roi de Prusse ont la principale part dans les motifs qui dirigent les vues et les démarches du roi… qu’on n’en peut trop donner l’assurance à ce prince, ainsi que celle de la véritable amitié du roi et de son admiration sincère pour ses grandes qualités[2]. »

Ainsi rien n’est fait et rien n’est changé : le rapprochement tenté sans succès par Kaunitz n’a laissé que des semences jetées d’une main adroite qui devront lever et fructifier à leur heure.


Duc DE BROGLIE.

  1. Instructions du marquis d’Aubeterre, ambassadeur à Vienne, 20 septembre 1753 Correspondance de Vienne : ministère des Affaires étrangères).
  2. Instructions données à La Touche, mai 1752 (Correspondance de Prusse : ministère des Affaires étrangères).