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populaires au Forum, des dévots monter les degrés des temples, et la foule se presser dans les théâtres. C’est le spectacle que devaient offrir toutes les villes romaines d’un bout du monde à l’autre. Je crois donc inutile d’y insister, puisqu’il se reproduit partout et ne nous apprendrait rien de nouveau. Il me paraît plus important, en présence de cette ville antique, qui semble revivre sous nos yeux, de faire un retour sur nous-mêmes, et de nous demander si elle ne peut pas nous expliquer en quoi les habitudes des Romains, quand ils s’établissaient en pays conquis, différaient des nôtres. Ces diversités ne sont pas seulement intéressantes à signaler, elles peuvent être utiles : il n’est pas impossible de trouver quelquefois une leçon dans un exemple.

Nous aussi nous avons été souvent amenés à fonder des villes dans les pays où nous voulions asseoir solidement notre domination. Comme les Romains, nous les avons fait bâtir quelquefois par l’armée et sur un plan presque toujours uniforme. Mais là s’arrêtent les ressemblances. Pour voir combien notre manière de les construire diffère de celle de nos devanciers, il suffit, je crois, de comparer Timgad et Batna. Entre ces deux villes voisines, bâties pour le même dessein et presque dans les mêmes conditions, la comparaison est facile et sera profitable. Nous semblons, nous autres, avoir tenu à ne chercher que l’utile. Des rues largos, bien correctement alignées, qui se coupent à angle droit, et que bordent des maisons modestes, à un seul étage ; de temps en temps, des casernes, des magasins, des hôpitaux, qui ne se distinguent du reste que par leur masse et leur lourdeur ; au milieu d’une place carrée, une église aussi simple que possible, quand on n’a pas eu le mauvais goût de lui donner des airs de mosquée ; voilà ce que sont d’ordinaire les villes que nous construit le génie. Combien l’aspect de celles que bâtissait l’armée romaine est différent ! Les ornemens de tous genres y sont prodigués. Timgad, quand on l’aperçoit à distance, produit l’effet d’une forêt de colonnes qui se dressent dans un désert ; et l’on s’aperçoit bien, dès qu’on s’approche, que ce qui reste n’est que la plus petite partie de ce qui existait autrefois. À chaque pas on heurte des fûts ou des chapiteaux, sans compter les fragmens d’autels, de statues, de bas-reliefs. On dit que les Anglais éprouvent une sorte de besoin maniaque de ne jamais rien changer à leur façon de vivre et qu’ils entendent retrouver dans l’Inde ou l’Australie leur home de Londres ou d’Edimbourg. De même il semble que les Romains aient tenu à transporter partout avec eux leur civilisation tout entière. Au pied de l’Aurès, comme sur les bords du Rhin ou du Danube, ils voulaient avoir devant les yeux