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pouvaient tarder à devenir Romains tout à fait. C’est aux autres qu’il fallait songer, à ceux qui se tenaient à l’écart, qui vivaient obstinément dans leurs steppes ou sur leurs montagnes. Comment faire pour que la civilisation romaine arrivât jusqu’à eux ? Heureusement ils avaient une habitude dont j’ai déjà dit un mot et qu’on pouvait mettre à profit : ils aimaient à sortir quelquefois de leur solitude pour aller acheter ou vendre dans les environs. Il a été question plus haut de ces marchés qui s’étaient établis dans les campagnes, auprès des grands domaines ; mais il y en avait aussi de très fréquentés dans les villes ; on peut même soupçonner que certaines villes, qui semblent bâties dans des conditions particulières, et où l’on a remarqué que l’importance des monumens dépasse de beaucoup celle de la ville même, devaient être surtout des lieux de réunion pour les populations du voisinage, et qu’en dehors des gens qui y séjournaient toujours, il y en avaient beaucoup d’autres qui y venaient souvent pour leurs plaisirs et leurs affaires. Je me suis demandé si Thamugadi n’était pas de ce nombre. On n’y a pas découvert jusqu’à présent beaucoup de maisons particulières, et quoiqu’il soit très naturel qu’étant construites de matériaux plus légers elles aient moins résisté que le reste, on peut soupçonner qu’elles n’étaient pas très nombreuses. L’enceinte, dont la trace est par momens assez apparente, ne paraît pas avoir été fort étendue, et les monumens publics en occupent la plus grande partie. Peut-être la ville était-elle seulement un grand marché où les paysans de l’Aurès venaient, à de certains jours, apporter leurs denrées et s’approvisionner de ce qui leur était nécessaire. Ils devaient mener chez eux une existence très misérable ; ceux qui ne vivaient pas dans leurs mapalia solitaires, habitaient, sur le flanc des rochers escarpés, quelqu’un de ces nids de vautours, que Salluste a décrits, et dont les villages kabyles peuvent nous donner une idée. Qu’on juge de leur surprise lorsqu’ils pénétraient pour la première fois dans une ville romaine ! Ils passaient sous une des portes triomphales que les vainqueurs avaient élevées à l’entrée des moindres municipes, pour faire souvenir de leurs victoires ; ils visitaient ces places peuplées de statues, entourées de temples ; ils jetaient un coup d’œil sur ces thermes où l’on avait réuni toutes les commodités, tous les agrémens de la vie ; ils s’arrêtaient pour prendre le frais sous les portiques ; ils suivaient la foule dans les théâtres, les cirques, les amphithéâtres. La surprise se changeait bientôt chez eux en admiration. Ils entrevoyaient un monde nouveau dont ils n’avaient pas soupçonné l’existence. Le souci du bien-être, le sentiment de l’élégance et de la grandeur, s’éveillaient confusément dans leur