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offraient les membres de la famille royale, les conditions de costume imposées au peintre ne lui laissaient pas grande latitude. Tandis que les œuvres des Italiens, de Titien par exemple, lui montraient à l’envi de superbes créatures dans le plein épanouissement de leur robuste beauté, avec leur coiffure élégante, leur cou dégagé, leurs épaules et leur poitrine nue, avec toute la richesse d’ajustemens combinés pour faire valoir leurs formes, Velazquez se heurtait aux prescriptions d’une pruderie sévère et revêche. Ces visages volontairement inertes, ces cous dissimulés sous des collerettes raides et épaisses, ces corsages montans, soigneusement fermés, c’était là comme un dernier reste des mœurs orientales acclimatées en Espagne pendant la longue occupation des Maures.

En dépit de ces contraintes, l’artiste avait su donner au portrait d’Isabelle de Bourbon, la première femme de Philippe IV, quelque chose de l’agrément et de la grâce que cette Française exilée au-delà des monts répandait autour d’elle, l’expression de douceur et de bonté qui à la longue lui avait concilié tous les cœurs. Mais plus tard, après la mort de la reine, l’étiquette de la cour était devenue de plus en plus despotique. Des paniers larges et rigides, — on les nommait garde-infantes (guarda infantes), — se dressaient en manière de gabions autour des princesses du sang pour empêcher de les approcher. Dans les danses auxquelles elles prenaient part, il était interdit de toucher leurs mains, et l’on ne devait pas même soupçonner leurs pieds, cachés à tous les regards par ces paniers volumineux. M. Justi raconte à ce propos qu’à l’arrivée en Espagne de l’archiduchesse Marianne d’Autriche, qui à l’âge de quatorze ans allait devenir la seconde femme de Philippe IV[1], les délégués d’une ville qui se trouvait sur la route ayant voulu lui offrir en présent quelques-uns des produits les plus renommés de l’industrie locale, des bas de soie figuraient parmi ces cadeaux. À cette vue, le majordome, indigné d’une pareille inconvenance, les avait jetés au nez du donateur malavisé, en lui disant : « Vous devriez pourtant bien savoir que les reines d’Espagne n’ont pas de jambes. » Sur quoi, la malheureuse petite princesse s’était mise à pleurer, croyant naïvement qu’à Madrid on allait lui amputer les pieds.

En dehors de la cour, Velazquez avait aussi à peindre les portraits des quelques hôtes de passage qui y séjournaient plus ou moins longtemps. C’est ainsi qu’au printemps de 1637 il avait exécuté celui de Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse, qui,

  1. Le roi, son oncle, était de trente ans plus âgé qu’elle.