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n’est pas de situation officielle aux États-Unis qui comporte des pouvoirs aussi étendus et une irresponsabilité aussi absolue que celle de Richard Crocker, le Boss de Tammany-Hall, dont nous esquisserons tout d’abord le point de départ, la carrière, et la caractéristique physionomie.


I

Irlandais de naissance, Richard Crocker fut jeté tout enfant, en 1854, sur le pavé de New-York. Il y vécut, comme beaucoup d’autres de ses compatriotes, en bohémien, en Street Arab, nomade des rues, appellation par laquelle les Américains désignent cette population vagabonde d’enfans d’émigrans, colporteurs de journaux, cireurs de bottes, commissionnaires, qui pullulent dans la grande ville et y gagnent tant bien que mal leur vie. À défaut d’argent, d’éducation et de métier appris, Richard ou Dick Crocker, tenait, de son origine hibernoise, l’humeur mobile et l’instinct batailleur. Toujours prêt à en venir aux coups avec ses compagnons, bien résolu à se faire sa place aussi large que possible, à ne pas permettre qu’un concurrent empiétât sur le trottoir où il débitait ses journaux et qu’il tenait pour sa propriété, il fit preuve, en maintes circonstances, d’une ténacité et d’une bravoure qui en imposèrent à son entourage. Ses qualités, comme ses défauts, s’adaptaient merveilleusement à son milieu. Vigoureusement charpenté, dur aux coups, il devint, avec l’âge, un pugiliste de marque, un tough, dans l’argot new-yorkais. En cette capacité, il fit partie d’une gang, autre mot d’argot, qui signifie une bande de chenapans réunis en clan, se prêtant aide et assistance mutuelle contre les agens de l’autorité avec lesquels ils ont souvent maille à partir. Sa gang portait le nom significatif de « Gang du tunnel de la quatrième avenue ». Il y fit ses preuves et, peu d’années plus tard, on le retrouve monté en grade, chef d’une gang aussi mal vue des magistrats que redoutée par la police.

En cette qualité, il louait ses services et ceux de ses acolytes, se mettant, en temps d’élection, à la solde du candidat qui offrait le plus haut prix, et auquel ses hommes et lui servaient de gardes du corps, à la solde aussi des partis qui recrutent, dans ces gangs, le personnel actif, remuant et bruyant, que l’on voit défiler, en temps d’élection, dans les rues des grandes villes : porteurs de bannières et de torches, vociférateurs stipendiés simulant l’enthousiasme et stimulant les masses, distributeurs de bulletins et racoleurs d’électeurs. En 1866, il attirait sur lui l’attention du monde du sport en défiant, en combat singulier, un