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l’Afrique grimpent aux arbres avec l’agilité des singes, traversant les grandes herbes, dit Schweinfurth, et bondissant à la façon des sauterelles ; ils approchent de l’éléphant, lui mettent leur flèche dans l’œil et vont l’éventrer d’un coup de lance. Pas un homme des forêts de Sumatra ne reculerait, armé de son seul javelot, devant l’attaque par surprise d’un tigre ; fort amateurs de serpens, ils se glissent en rampant auprès de leur proie venimeuse et la saisissent à l’improviste. On peut donc dire que la loi de survivance des mieux adaptés a développé chez les sauvages l’acuité des sens, la rapidité de la perception, l’adresse et la force, enfin les qualités mentales pratiques qui se rapprochent de l’instinct.

Au contraire, la plupart des rapports abstraits, qui sont le fond même des lois scientifiques, échappent aux hommes primitifs : d’ailleurs, leur état social rudimentaire n’exige pas de connaissances générales. La numération même leur est extrêmement difficile. Australiens, Boschimans, Papous, Hottentots ne peuvent compter au delà de cinq ; d’autres peuplades, au delà de deux ou de trois. Si un sauvage du sud de l’Afrique vend un mouton pour deux paquets de tabac, il n’arrivera pas à comprendre qu’il doit livrer d’un seul coup deux moutons pour quatre paquets. Il faudra d’abord lui donner deux paquets, en échange desquels il livrera un mouton, puis deux autres paquets pour le second mouton. Peut-être aussi y a-t-il chez lui une défiance prudente ; les voyageurs jugent parfois les sauvages trop défavorablement, parce qu’ils ne se mettent pas à leur place par la pensée. Ainsi on reproche à l’Esquimau qui aperçoit pour la première fois un morceau de verre de le placer dans sa bouche, pour voir s’il va fondre comme la glace ; mais c’est là une preuve d’intelligence, non d’inintelligence. Un physicien à qui on présenterait un corps inconnu le soumettrait aux expériences déjà faites sur les corps qu’il connaît. Nul n’est obligé d’apporter en naissant la notion du verre et de ses propriétés. On reproche de même au Malais de rechercher la chair du tigre par conviction qu’il acquerra le courage de cet animal ; mais, quelque contestable que soit l’induction, encore est-ce une induction : nos médecins en ont fait longtemps qui n’étaient guère supérieures. Hippocrate croyait que les qualités du lait de la nourrice influent sur le caractère de l’enfant, et il n’est pas encore prouvé que cette influence soit nulle. Quant au Zoulou qui mâche et amollit de son mieux un morceau de bois dans l’espérance d’amollir le cœur d’un autre Zoulou auquel il veut acheter sa vache, il est non moins subtil en sa sottise que tel contemporain qui pratique l’envoûtement et perce le cœur d’une statuette. Les croyances les plus fausses du sauvage ne