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subtil qui se dégage de l’œuvre de ce peintre-poète. Et pareillement il a aimé dans nos cathédrales un mélange incessant de piété et de fantaisie, un art religieux plus libre à la fois et plus recueilli que celui des autres pays.

Je voudrais pouvoir citer au moins quelques passages de ces deux articles. Mais, hélas, je crains que la prose de M. Pater ne soit décidément intraduisible ! C’est une prose toute de nuances délicates, une prose où la musique des mots joue autant de rôle que leur sens : et si légère, si discrète, d’une beauté si fragile !

Cette prose, par bonheur, sert ici à revêtir des idées très claires et très simples, peut-être moins originales seulement que ne le pensait M. Pater. La cathédrale d’Amiens, par exemple, lui est apparue, dans son plan d’ensemble et dans tous ses détails, comme l’âme collective d’une communauté laïque ; et tout son article n’est que le développement de cette observation générale. « Sous la conduite d’un hardi et puissant évêque, le peuple d’Amiens, au XIIIe siècle, a mis tout son orgueil civique dans la construction d’une vaste cathédrale, destinée à lui servir d’église de paroisse, et à affirmer en même temps sa supériorité sur les peuples des cités voisines. Pour cette construction il a employé à dessein la manière nouvelle, révolutionnaire, la gothique, en opposition avec la manière traditionnelle, le style roman des édifices impériaux et des églises monastiques. Et en outre, ces grandes et puissantes églises populaires du XIIIe siècle correspondaient aussi à un mouvement humaniste de la religion vers la même époque ; un mouvement qui tendait à pousser au premier plan ce qu’il y avait de rassurant, de consolant, dans le culte de Marie, considérée désormais comme un tendre et accueillant intermédiaire auprès de son redoutable Fils. »

Et par là s’expliquent, suivant M. Pater, toutes les particularités de Notre-Dame d’Amiens. « Lumière et espace : flots de lumière, espace suffisant pour contenir tout un peuple, avec quelque chose de la hauteur et de l’ampleur du ciel même au-dessus des têtes : nous voyons du premier coup d’œil comment le style ogival a été employé à cette fin. Pour l’espace, pour l’écoulement d’un torrent d’hommes, rien ne pouvait mieux convenir que l’ambulatoire et les transepts. Et toute l’église au même niveau. Aucune trace ici de ces montées de marches, comme à Cantorbéry, ni de ces descentes vers une crypte sombre, comme dans tant d’églises d’Italie… Et voyez comme, pour faciliter cette libre circulation de tout un peuple, on a adouci, rétréci, creusé les bases carrées et massives des piliers romans ! .. Et, pour étrange que cela puisse sembler, dans cette reine des églises gothiques, rien de mystérieux, rien qui ne se comprenne dès l’entrée ! De la dalle où vous avez le pied jusqu’à cette lointaine clef de voûte du chevet, la