succès. Il est rare, au surplus, qu’on rencontre pour violer les constitutions, des hommes aussi parfaitement honnêtes et estimables que M. Estrup. Enfin, le roi Christian est aimé de ses sujets, et on s’incline avec déférence devant sa volonté : il a fallu toutes ces circonstances réunies pour permettre à M. Estrup de prolonger si longtemps le tour de force politique auquel il vient lui-même de mettre fin.
Il va sans dire que le motif du conflit ne pouvait pas être insignifiant pour que M. Estrup se permît d’user de pareils procédés. L’origine en est dans un désaccord entre le Folkething et le gouvernement royal au sujet de l’importance adonner aux forces militaires du pays, et particulièrement aux fortifications de Copenhague. L’opposition radicale, dirigée par M. Berg, soutenait que le Danemark devant désormais se tenir en dehors de toutes les complications européennes, n’avait nul besoin de ces fortifications, et que c’était là une dépense inutile. Mais l’expérience du passé a montré au Danemark qu’un petit pays peut être jalousé et attaqué comme un grand, et qu’il doit toujours être à même de défendre ses intérêts ou du moins son honneur. M. Estrup a construit contre vents et marées les fortifications de Copenhague, et ce n’est qu’après avoir terminé son œuvre, telle qu’il l’avait conçue, qu’il a donné sa démission. Quelque incorrecte que fût la situation du ministre à l’égard du Parlement, le temps avait fini par calmer les passions de part et d’autre. Les questions se renouvellent. Les hommes changent aussi. M. Berg est mort ; le parti radical, qui est puissant au Folkething et auquel il communiquait son ardeur, s’est sensiblement apaisé. À quoi bon s’occuper plus longtemps des fortifications de Copenhague, puisqu’elles sont faites ? Enfin, si les paysans danois sont volontiers radicaux, ils ont horreur du socialisme, et chez eux comme ailleurs le socialisme commence à devenir inquiétant. M. Estrup a profité habilement de cette situation. Ses derniers jours ministériels sont à notre avis ceux qui lui font le plus d’honneur. Il a su rapprocher les modérés de tous les partis en leur promettant de disparaître lui-même, de manière à supprimer dans le gouvernement la trace vivante des divisions du passé. Pour la première fois, le budget a été voté par le Folkething, et M. Estrup, qui était resté aux affaires tout le temps que la Chambre le lui refusait, est descendu spontanément du pouvoir après avoir obtenu ce vote de réconciliation. Jusqu’à la fin, cet épisode de l’histoire du Danemark est resté unique en son genre. Il a été beaucoup pardonné à M. Estrup, même par ses adversaires, parce que, dans une situation inconstitutionnelle, il a été du moins modéré et désintéressé, et n’a cherché qu’à faire le bien de son pays : de bons juges estiment qu’il y a réussi.
Le Directeur-gérant,
F. BRUNETIERE.