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les présentait aux visiteuses étrangères, miss Spence et moi. Miss Spence est une célébrité australienne ; elle arrivait de son pays, très vive, très causante, avec un air intelligent et campagnard tout à la fois, et conférenciait avec verve sur le droit des minorités. Nous l’écoutâmes parler de la façon dont le vote se pratique en Australie. Mais Mrs Howe surtout fixait mon attention ; dès que la séance fut ouverte, la femme du monde se révéla présidente ; rien ne peut rendre l’assurance tranquille ni l’autorité polie des trois petits coups de marteau frappés sur la table pour réclamer le silence. Son attitude eût fait envie à un président de Chambre. Elle répondit par la plus brillante improvisation, puis, les affaires expédiées, revint aux tasses de thé et aux présentations avec une grâce exquise de maîtresse de maison.

Au fait il n’existe pas de ville où l’élément féminin soit mieux représenté qu’à Boston ; je pus m’en assurer dans tous les agréables luncheons qui se succédèrent ensuite, tantôt chez Mrs Howe, tantôt chez d’autres membres du club français. Jamais en France une réunion de femmes n’aurait le même entrain, ne se mettrait aussi joliment en frais d’amabilité ; l’absence des hommes nous ferait éprouver le sentiment que m’exprima une demoiselle de Washington : l’impression de manger un sandwich sans beurre. À Boston, au contraire, une élite se complaît dans ce que ces dames appellent, en se traitant de sœurs, leur « cercle magique ». C’est un grand honneur et un très grand plaisir que d’y être admise en passant ; mais, je le répète, rien n’est plus étranger à nos habitudes. Se figure-t-on une douzaine de femmes s’imposant, à jour fixe, l’effort de parler tout le temps du déjeuner une autre langue que la leur, afin de ne pas oublier cette langue, et de s’y perfectionner par la conversation ? Quelques hérésies se glissent bien dans leurs jugemens des choses françaises ; l’une d’elles, par exemple, me dit que la plus belle statue que nous ayons à Paris est la Jeanne d’Arc de Frémiet ; une autre considère comme un génie naïf Maeterlinck, dont elle a tout lu. La grande Margaret Fuller ne plaçait-elle pas Eugène Sue très près de Balzac ? Admiratrice passionnée pourtant de George Sand, elle trouvait les Lettres d’un voyageur passablement vides ; elle mettait bien au-dessus les Sept cordes de la lyre ; et une de ses illustres amies a nommé Alfred de Vigny un auteur de boudoir, le jugeant sans doute tout entier sur les premières pages de l’Histoire d’une puce enragée ? Certes nous commettons souvent de lourdes bévues dans nos appréciations des littératures étrangères, mais il est toujours consolant de s’assurer que les étrangers ne commettent sur la nôtre ni moins ni de moindres méprises.