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monnaies rendait à chacune d’elles son indépendance respective, les échanges de produits contre numéraire retrouveraient aussitôt leurs conditions normales. Aucune opération accessoire, se greffant indûment sur l’opération essentielle, ne viendrait troubler le cours naturel du marché et fausser les prix. L’achat et la vente des denrées se régleraient soit en argent, soit en or, au gré des contractans, sans qu’ils eussent à se préoccuper du rapport de valeur d’un métal à l’autre. La conversion des monnaies d’argent en monnaies d’or, ou vice versa, constituerait une transaction ultérieure, absolument distincte, et librement débattue, comme toute affaire commerciale.

Mais, se récrieront les partisans du rapport fixe, ce que-vous proposez là, c’est de soumettre en France même nos deux monnaies métalliques aux variations incessantes du change international. Quand les grosses difficultés de la crise actuelle proviennent du change à l’étranger, le beau remède, en vérité, de l’établir par surcroît chez nous sur nos propres monnaies françaises !

Il ne saurait être question d’introduire en France le change au détriment de notre numéraire, puisque ce change y fleurit déjà et s’exerce communément sous nos yeux. Seulement il opère au rebours ; voilà le danger pour nos finances nationales. A l’extérieur, on paie une différence plus ou moins forte afin d’obtenir de la bonne monnaie contre de la monnaie avilie, ce qui est fâcheux assurément, mais naturel et logique. Quiconque veut avoir 5 francs d’or doit donner 10 francs d’argent environ au cours actuel. A l’intérieur, on est payé pour recevoir la monnaie supérieure ; on se procure 5 francs d’or avec une pièce d’argent ne valant en réalité que 2 fr. 50. C’est le monde monétaire renversé.

Les particuliers ne s’en aperçoivent pas dans les transactions conclues chez nous, parce que le rapport conventionnel y garantit l’échange de nos deux monnaies au pair de leur valeur nominale. Mais ce rapport fictif ne sert qu’à masquer les dangers redoutables qu’il a lui-même créés, et notre fortune publique en serait mortellement atteinte, si la certitude du péril n’avait pas obligé le législateur de suspendre la frappe libre du métal blanc, ce qui nous remet à peu près dans la situation des pays où l’étalon d’or est seul reconnu.

Malheureusement cette mesure préservatoire fut tardive, et dans l’espace de deux années seulement plusieurs centaines de millions en or nous furent ainsi enlevés par l’Allemagne, en échange de ses vieux thalers dépréciés, que notre hôtel des Monnaies se chargeait benoîtement de refondre et de frapper à notre effigie. C’était comme un bureau de vente à guichets ouverts, où