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n’ait jamais entendu prononcer le nom de Hegel, il a découvert, comme ce grand philosophe, que la propriété est le signe visible de la personne humaine, qu’il ne nous suffit pas d’exister, que nous avons besoin de démontrer notre existence aux autres et à nous-mêmes, et que qui n’a rien n’est rien.

C’est de cette passion de la terre que dérivent et ses vertus et ses défauts. Comme tous les grands amoureux, il a l’esprit d’industrie et de ruse, l’âpreté du désir et du labeur, la ténacité dans l’effort, les longues patiences et les espérances indomptables. Toujours préoccupé d’amasser, il pousse jusqu’à l’héroïsme, jusqu’au miracle, l’insensibilité aux privations et le génie de l’épargne. Fataliste de sa nature comme une fourmi ou comme un soleil, rien ne le détourne de son chemin, rien ne lui fait oublier son idée. Dur à lui-même, il est dur aux autres et aux bêtes. La passion qui le possède lui enseigne le mépris des petites vanités ; fût-il en train de faire fortune, il se soucie peu de faire figure, et au grand étonnement de miss Betham, ses filles, qui tiennent de lui, continueront de travailler dans les vignes ou à la laiterie après avoir conquis leur certificat d’études, ou passé quelques années dans un pensionnat bourgeois. Sacrifiant le présent à l’avenir et attentif à prévoir les accidens fâcheux, il supportera le malheur mieux que ces fermiers anglais « qui avaient voulu singer les squires et vivre comme des capitalistes. » Il n’attache aucune importance au confort ; que sa chambre à coucher soit un sombre taudis, que sa cuisine soit enfumée, que les ordures s’amassent devant sa porte, que son fumier encombre sa cour, et que ses eaux de ménage y fassent des cloaques, il ne lui en chaut. Malgré tous les progrès accomplis, on retrouvera chez lui des traces de ce mélange de richesse et de sordidité, que miss Betham signale comme un des traits caractéristiques de la vie rurale en France, et son logis ne sera pas tenu comme celui d’un laboureur du Sussex. En revanche, quand elle lui aura appris que ces laboureurs étrangers travaillent la terre d’autrui, qu’ils habitent une maison d’où on peut à toute heure les expulser, qu’ils n’ont rien qui leur appartienne, aucune ressource assurée pour leurs vieux jours, il éprouvera pour eux une profonde et dédaigneuse pitié. Que sont toutes les jouissances du confort ? L’homme heureux est celui qui a l’orgueilleux plaisir de posséder ce qu’il aime, et de contempler son moi dans le champ gras ou maigre qu’il cultive, et qui est à lui !

Un journal de Londres publiait naguère de remarquables études sur la vie dans les villages anglais : « Vous n’avez aucune idée, écrivait l’auteur de ces études, de l’état de servage où sont réduits les cultivateurs dans quelques-unes des grandes terres où ils ont trouvé à s’établir. Le squire possède la chaumière, il peut à son gré concéder ou retirer les lots de terrain. Sa femme et ses filles donnent du charbon, prêtent des draps, visitent les malades ; le ministre de la paroisse est