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brouille au froid qui régnait entre la Russie et l’Autriche[1] » et en même temps resserrer les liens de Tilsit en préparant, en vue du divorce déjà projeté, un mariage avec la grande-duchesse Catherine, renommée par son esprit et son éclatante beauté.


III

Comment Talleyrand s’acquitta-t-il de cette double mission ? Dès le premier jour de son arrivée, il se présente chez l’empereur Alexandre et lui dit : « Sire, que venez-vous faire ici ? C’est à vous de sauver l’Europe, et vous n’y parviendrez qu’en tenant tête à Napoléon. Le peuple français est civilisé, son souverain ne l’est pas ; le souverain de la Russie est civilisé, et son peuple ne l’est pas. C’est donc au souverain de la Russie d’être l’allié du peuple français[2]. »

« Ces paroles dévoilèrent à Alexandre, qui jusque-là n’avait pas douté de la toute-puissance de Napoléon, les crevasses qu’il y avait dans l’édifice si imposant en apparence de l’empire français, en lui apprenant qu’un fort courant intérieur se manifestait déjà contre les projets aventureux de l’Empereur. De là il n’y avait plus loin à la conclusion que le colosse pouvait bien avoir des pieds d’argile[3]. »

Chaque soir, pendant toute la durée du séjour, Talleyrand, dans des entretiens nocturnes au sortir du spectacle, chez la princesse de Tour-et-Taxis, répétait les confidences reçues de Napoléon à son lever. Il ne cessait de démontrer que « la France elle-même exige que les puissances en état de tenir tête à Napoléon se réunissent pour opposer une digue à une insatiable ambition ; que la cause de Napoléon n’est plus celle de la France ; que l’Europe enfin ne peut être sauvée que par la plus intime union entre l’Autriche et la Russie[4]. » Dans ces entrevues, on concertait les paroles que le lendemain le Tsar devait opposer aux instances de Napoléon. Souvent la princesse les écrivait sous la dictée de Talleyrand. Alexandre les emportait pour les relire et les apprendre par cœur. Napoléon les répétait ensuite à son diplomate à titre de confidence, disant : « Cet homme est inconcevable, il a bien plus d’esprit que nous ne lui en avons accordé[5]. »

  1. Metternich.
  2. Metternich, Mémoires, t. II, p. 248.
  3. Tatischeff, Alexandre Ier et Napoléon, p. 455.
  4. Metternich, Mémoires, ibid.
  5. C’est à ces entrevues d’Erfurt que Talleyrand faisait allusion dans une lettre du 13 juin 1814 à Alexandre : « Des relations importantes vous livrèrent il y a longtemps mes secrets sentimens. » — Souvenirs de Meneval.