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de Pologne, pierre d’attente d’une véritable Pologne, jouissant d’une constitution libérale sous sa haute suzeraineté et le gouvernement d’un membre de sa famille. Cela eût été l’équivalent de la vice-royauté d’Eugène sous l’autorité de Napoléon. En échange de ce qu’elle abandonnait, la Prusse eût obtenu la Saxe, et le roi de Saxe eût été transféré sur le Rhin.

Cette conception, peu favorable aux intérêts de la Russie, eût excité les désirs de nationalité sans les satisfaire ; les Polonais n’auraient point tardé à tenter de passer du simulacre à la réalité et à trouver intolérable le joug de la suzeraineté russe. En Russie même, les difficultés n’eussent pas été moindres, car l’opinion était prononcée violemment contre cette formation d’une Pologne en monarchie séparée[1]. La Russie se serait tirée de ces embarras intérieurs. Ceux auxquels le projet du Tsar exposait l’Autriche eussent été bien plus sérieux. L’engloutissement de la Saxe et la translation de son roi au Rhin, en établissant la contiguïté des frontières prussiennes et autrichiennes sans l’intermédiaire protecteur d’un État de second ordre, eût mis la Prusse à portée d’enfoncer plus vite la pointe de son épée au cœur de son puissant rival germanique ; Vienne eût vécu en une alarme perpétuelle. La France, au contraire, acquérait l’avantage dont l’Autriche était privée. Condamnée à perdre les provinces rhénanes, elle avait tout profit à ce qu’au lieu d’être attribuées à une nation ambitieuse, forte et hostile, elles le fussent à un prince faible, avec lequel les contacts moins pénibles eussent pu se transformer en relations amicales.

Le transfert du roi de Saxe au Rhin ou son maintien à Dresde ne touchait réellement que l’Autriche et la France. Leurs intérêts étaient en opposition trop directe pour qu’on pût les concilier ; il n’y avait qu’à opter entre elles ; le bien de l’une devait nécessairement devenir le mal de l’autre. Talleyrand sacrifia la France à l’Autriche : pour la préserver du contact avec la Prusse, il nous y condamna. Jusque-là, la Prusse, placée loin du Rhin, n’avait eu avec la France que des intérêts semblables ; de ce jour elle n’en eut plus que de contraires. « Aussi les patriotes allemands, dit Gervinus, saluèrent cette tournure des affaires avec une conviction énergique telle qu’elle ne se manifesta, avec le même enthousiasme, que plus tard, en 1848. »

Et quelle âpreté, quelle ténacité le plénipotentiaire français, devenu un second plénipotentiaire autrichien, déploie, dans son hostilité au projet d’Alexandre ! Il lui reproche de ne pas

  1. Mémorandum d’Hardenberg (du 7 novembre 1814).