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gardes pour ne faire que la réponse la plus évasive. Il se borna à faire remarquer que le traité étant encore en vigueur pour plus d’un an, on avait du temps de reste pour songer à le prolonger. Puis il rechercha, par un examen sommaire, si les dispositions en étaient applicables à la circonstance présente. Cette réserve fut approuvée, car au bas de la note où le ministre rendit compte de cet entretien, Frédéric mit, de sa propre main, dans le détestable allemand dont il se servait, ces mots : Es ist sehr gut gethan nicht darauf zu pressiren, wir wollen sie lieber kommen sehen. (Vous avez très bien fait de ne rien presser. Il vaut mieux les voir venir)[1].

Et quelques jours après, La Touche ayant demandé une seconde audience, sous je ne sais quel prétexte, on évita de la lui accorder. Obligé de le recevoir ensuite dans un dîner de cérémonie, le roi le plaisanta sans pitié, en présence des assistans, sur la faiblesse des préparatifs maritimes de la France et annonça la chute prochaine et certaine de la forteresse de Louisbourg. « Et au fait, dit-il, pourquoi n’échangeriez-vous pas le cap Breton contre les Pays-Bas ? Cela vous rapporterait davantage : car vous ne tirez guère que 5 000 écus de vos possessions d’Amérique. — Mais peut-on croire, dit La Touche, prenant peut-être cette mauvaise plaisanterie trop au sérieux, que l’Autriche voudrait enrichir l’Angleterre à ses dépens ? » Le prince, sur cette réponse, changea de discours, parla de Versailles, de la retraite de la comtesse d’Estrade, cousine de Mme de Pompadour (dont on avait voulu même, un instant, faire sa rivale) et s’engageant sur ce terrain, montra qu’il n’en avait aucune connaissance[2].

Le ministre qui se laissait ainsi berner en public, n’obtenant pas le renseignement qu’on attendait, on crut ou on voulut croire que c’était lui qui n’avait pas su s’y prendre, d’autant plus que Knyphausen, à son retour de Wesel, avait laissé entendre que le roi de Prusse, tout en rendant justice au caractère de cet agent, trouvait (c’étaient les expressions de Frédéric lui-même) « ses vues un peu bornées par rapport à la fonction de ministre qu’il exerçait[3]. »

Il n’était que temps cependant, et c’est bien plus tôt qu’il aurait fallu s’y prendre pour avoir à Berlin un agent qui eût l’art ou de gagner la confiance du roi ou de pénétrer son arrière-pensée, et sous ce double rapport, la bonhomie mêlée de finesse de Valori

  1. Pol. Corr.. t. XI, p. 170.
  2. La Touche à Rouillé, 30 août 1755. (Correspondance de Prusse : ministère des Affaires étrangères).
  3. Pol. Corr., t. VI, p. 211. — Frédéric à Podewils, 18 juillet 1755.